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jeudi 20 novembre 2014

De verres et de vert


Lyon, avril 2014

On dira que c'est un bar vert.
La salle, étroite, laisse courir sur toute sa longueur une banquette vert pâle s'accordant du vert hôpital du mur auquel elle est adossée, séparée d’un alignement de chaises de vrai bois par une rangée de tables à l'habillage d'un formica d'imitation. Au fond de la pièce, où une porte d'un vert plus criard donne sur ce qu'un écriteau désigne comme le « lavabo », un élargissement laisse la place à trois tables supplémentaires lui faisant face, posées en arête contre un lambris sous un large miroir. On ne doit guère les utiliser car la seule qui ne soit pas occupée par d’imposants pots de fleurs semble être le domaine réservé du petit chien de la maison dont une sorte de niche en fausse fourrure occupe une banquette éventrée aux multiples reprises de scotch.
Le sol est fait de carreaux clairs faussement craquelés et de la répétition géométrique de chevrons bruns disjoints. L'arrière du bar lui-même est de formica blanc et de faux bois plaqué, composition brillante aux bandes alternées déclinant, à côté de la machine à café, des étagères chargées de bouteilles colorées — dont une d'Orangina d'un autre temps, qui a achevé la sédimentation de sa pulpe. Celles-ci se déploient entre des structures triangulaires s’évasant en direction du plafond, celle du centre étant décorée d'un motif floral comme on en voit parfois dans les restaurants asiatiques. Composition symétrique, un personnage, un médaillon, un chat, un chat, un médaillon, un personnage, jusqu'aux prénoms des propriétaires — M... & M... — qui s'affichent tout en haut du décor, sous une horloge et un trophée en métal. De part et d'autre de deux gros nœuds dorés se distribuent en vrac quelques photos d'enfants, des figurines de verre filé, un dauphin, un mandarin de porcelaine, deux coupes de champagne croisées comme des épées, une carte postale figurant une ronde de fromages…Un peu partout des fleurs, des bouquets, des pots, sur la banque une corbeille de croissants et quelques paquets de chips. Aux murs, des agrandissements sous verre de veilles cartes postales du quartier, photos noir et banc estampillées de « semeuses » aux tons délavés. En fond sonore, Radio Nostalgie et Hugues Aufray.
Les patrons (quoiqu'encore assez verts…) doivent être là depuis des dizaines d'années. Lui — cheveux gris un peu longs tirés en arrière, chemise à carreaux et cravate rouge sous un pull bleu — peu présent en salle, multipliant les allers-retours avec l'arrière-boutique en s'éclipsant régulièrement par une porte marron étiquetée « Privé ». Elle — cheveux aussi rouges que ses lèvres peintes, lunettes vintage — s'affairant tranquillement en salle, entre vaisselle et conversation obligée avec les quelques habitués.
Un voyageur de passage — la gare est à deux pas — entre en tirant une valise à roulettes. Un homme jeune, en costume, s'installe et se plonge dans la lecture du journal local, fixé sur un long bâton (vert !). Un autre d'âge incertain, anorak bleu clair zippé, fait face à un café qui refroidit. Immobile et le regard dans le vague, sur fond cette fois d'Eddy Mitchell, on pourrait croire que c'est lui qui ne rentrera pas ce soir.

[On dira que c’était un bar vert : il semblerait que « La Dégustation » soit désormais fermé…]

samedi 5 avril 2014

No cameras (please)

Las Vegas (Nevada), 2008

Je me souviens d'une fois, c'était à Minneapolis en 1993, lors d'un long trajet à pied dans une de ces "rues" couvertes qui, pour aider à passer l'hiver, se fraient leur passage dans une chaîne ininterrompue de centres commerciaux. Dans l'enclave obligée de cette ville transformée en galerie marchande, privatisant son espace public en une succession de boutiques clignotant de faux marbre et de néons, une géométrie stratifiée de niveaux superposés démultipliait ses perspectives réciproques au gré de trouées offertes par les escalators, en autant de tentations photographiques. Alors un arrêt, mais à peine le temps d'un œil au viseur et déjà l'arrivée d'un vigile à oreillette mettait un holà immédiat à toute velléité de cliché, comme s'il en allait de la sécurité nationale. Une autre fois, c'était dans la banlieue de Lyon. Le petit matin déployait un ciel chargé au-dessus des toits d'une usine désaffectée mais pas question d'en garder trace, une main dissuasive, surgie de nulle part, s'abattant sur mon épaule alors que j'allais déclencher. Et la même chose encore pour cette image d'un mur décrépi de Buenos Aires, provoquant (mais trop tard, la photo était prise...) la colère du propriétaire de la station-service d'en face, sur le parking de laquelle je m'étais engagé pour avoir davantage de recul.

Juste trois anecdotes en passant.
Pas de conclusion.

mardi 1 avril 2014

Photos que l'on aurait pu prendre (25)


S'il y a une chose difficile à faire à vélo, c'est photographier, mais on peut regarder tout en pédalant et il n'est pas nécessaire de fixer les images qui s'offrent à notre passage.
Heure d'été et retour des premiers beaux jours, les quais bruissent de promeneurs qui, vaquant en lui tournant le dos et sans se soucier le moins du monde de son arrivée silencieuse, sont autant d'obstacles pour le cycliste. Et ces silhouettes dont on redoute l'écart soudain, ces nuques qui nous ignorent, on se prend à les voir différemment de si l'on était piéton, d'une façon à la fois plus fugitive car on les a vite dépassées, mais aussi plus attentive car on en guette le mouvement imprévisible, la bifurcation toujours possible. Alors parfois, cette observation nécessaire nous emmène ailleurs, la démarche d'un inconnu nous en rappelle une autre, souvenirs de temps anciens offrant en partage une même inclinaison de la tête, un chaloupé identique ou un balancement semblable des bras. Aujourd'hui, c'est Jean G. que j'ai cru revoir ainsi, le désordre de ses cheveux longs entourant sa calvitie naissante, et jusqu'à l'effervescence de ses favoris touffus — quelque chose d'un Gilles Vigneault —, barbe toujours de trois jours, début des années 80... Jean est parti depuis longtemps et, "le" doublant aussi rapidement qu'il m'était apparu, le sourire pointu qui était instantanément revenu à ma mémoire n'était bien sûr pas au rendez-vous. Son apparition s'est vite évanouie, mais avec elle un relais oublié depuis longtemps s'est remis en place, convoquant d'autres fantômes qui à leur tour... Et dans cette collision de temps si différents, il y avait quelque chose qui dissociait l'instant présent de l'espace où je filais en roue libre. Sur les pelouses où des groupes s'étaient assis, je voyais des guitares et des canettes et des chiens mais je n'entendais rien. Il y avait un peu partout des vélos, des poussettes, des passants, mais mon regard ne s'accrochait plus à grand-chose. Un fil jaune vif était tendu entre deux arbres, sur lequel une fille s'essayait à marcher. On aurait dit un film muet.

lundi 25 novembre 2013

Leaving Bombay


Bombay (Inde), 24 novembre 2013

La première photo, ce serait sans doute celle du Professeur K. venu m'attendre à l'aéroport, son sourire dents du bonheur au-dessus de l'écriteau qu'il tient en signe de reconnaissance, le 'k' manquant à mon prénom. Les photos suivantes n'auraient pas forcément grand intérêt, quelque chose procédant d'une mise en jambes plutôt que de choix réfléchis — comme à chaque fois ou presque, finalement, que l'on débarque en un lieu nouveau et immédiatement étranger. Il y aurait d'abord, prise du siège arrière de la voiture qui vient de quitter l'aéroport, l'affiche très grand format annonçant la sortie prochaine à l'écran du nouveau "Hunger Games", l'héroïne (à la flèche pointée vers le spectateur) prenant sa place dans la fenêtre du pare-brise entre un bus qui passe, le rétroviseur intérieur et le porte-bonheur à clochettes qui s'y balance. Il y aurait ensuite l'image facile, auto-référentielle, d'une barre d'immeuble plantée en bordure directe d'une autoroute et barrée d'une inscription géante affirmant sans mentir : "Highway Apartments". Il y aurait aussi des scènes à la signification incertaine, comme la récurrence de chambres à air jaune orangé suspendues au-dessus de l'entrée d'échoppes obscures dont on ne sait encore rien, les feux rouges clignotant (on se demande bien pour qui ?) à des ronds-points où personne ne s'arrête, le linge qui sèche sur les barbelés séparant les deux voies d'une autoroute urbaine, le rouge des enseignes Vodafone. (Et puis bien sûr, il faudrait marquer l'évidence du trafic multiforme, dense, bruyant, ce tourbillon qui est la première chose dans laquelle on est entraîné en arrivant ; mais comment rendre en une image la navigation au millimètre, l'insertion à l'intimidation, l'indifférence feinte aux obstacles qui surgissent de partout ?) La première photo vraiment construite — au sens où, après l'avoir vue presque par hasard, on aura attendu que les aléas des premiers plans mouvants la rendent de nouveau possible —, ce serait celle d'une de ces familles à moto où le père, sa femme en amazone juste derrière et son fils sur les genoux, est le seul des trois qui porte un casque. Ou bien celle de ce couple au masque intégral, casque encore pour lui et voile pour elle. Il y aurait des images prises au vol de petites vendeuses qui se frayent un chemin entre des files de voitures bloquées pour proposer des ballons en forme de dauphins, bleu métallisé et prêts à s'envoler, on verrait des vendeurs impassibles qui attendent le client au feu rouge juste un peu plus loin, en tenant au bout d'un bras une trottinette rose et de l'autre la maquette en plastique bleu marine d'un Jumbo jet. La dernière photo serait d'une grande douceur. Encore un couple sur une moto qui file, mais vu cette fois de trois-quarts arrière, lui qui conduit cheveux au vent et elle l'enserrant non pas à la taille comme le plus souvent, mais en passant son bras droit par dessus son épaule droite et son bras gauche sous le creux de son autre épaule, ses mains — que l'on ne voit pas — se rejoignant sur son torse. Et dans cette position qui lui fait épouser son dos au plus près, on verrait que c'est au creux de son épaule que sa tête est posée, regard rêveur aperçu de profil et flot noir de sa lourde tresse glissant sur la peau cuivrée pour s'échouer sur le violet vif et moiré de son sari. Le filé de la prise de vue donnerait à leur portrait une netteté qui contrasterait avec le flou du bruit qui les entoure, comme une évidence de la bulle de tendresse qui les sépare de nous et du fracas du monde.

samedi 1 juin 2013

En roulant


entre Nairobi et Amboseli (Kenya), février 2012

dimanche 13 janvier 2013

Photos que l'on aurait pu prendre (24)





Rêve. Nous sommes trois dans une voiture allant à l'aéroport. Trois destinations différentes, mais personne n'est vraiment en avance. L'itinéraire usuel est très encombré et nous bifurquons pour des chemins de traverse. Trafic fluide mais lieux inconnus, entre ville et banlieue. Arrêtés à un feu rouge apparaît brusquement la vision étrange d'un supermarché clinquant tout en taches de couleur primaires, quelque chose de plastique et de factice. Hasard et nécessité de la photo, il faut que je prenne une image. Je demande que l'on s'arrête — on n'en est plus à une minute près — et c'est alors que je m'aperçois que je n'ai pas pris d'appareil avec moi. Je m'entends dire que ce n'est pas grave mais, en même temps, tournent à grande vitesse dans ma tête les scénarios possibles de substitution pour le voyage et les jours à venir (trop tard pour rentrer… peut-être quelque chose à l'aéroport ? au moins un jetable ? ou alors papier/crayon ?).
Nécessité ou addiction ?

PS du 17 janvier : voir ici !

dimanche 9 septembre 2012

Photos que l'on aurait pu prendre (23)

Mai 1995, une petite ville dont j'ai oublié le nom, quelque part entre Bucarest et Brasov. Les trottoirs de l'avenue centrale, naguère défoncés, commençaient à être remis en forme, mais les bâtiments qui la longeaient hésitaient encore entre la décrépitude d'avant la démolition et le clinquant du neuf. Parmi eux, un cinéma à l'abandon avait attiré mon regard et je m'apprêtais à le photographier — comme j'ai pu le faire de tant d'autres cinémas un peu partout — lorsque le Professeur B., qui m'accompagnait dans cette excursion qu'il avait programmée à mon intention, manifesta une surprise sous laquelle, malgré le raffinement un peu suranné de ses manières, il était facile de percevoir une touche de contrariété, voire d'agacement. À quoi bon photographier cette chose sans charme que personne ici ne regrettera ? N'y a-t-il pas mieux à rapporter comme image de ce pays qu'un cube de béton au crépi écaillé ? Et peut-être valait-il mieux en effet que cette photo ne soit pas prise, ou alors pas comme ça, juste en passant…

samedi 5 mai 2012

Photos que l'on aurait pu prendre (22)


Sous sa forme papier, l'article en page XII du "Mag" de Libération d'aujourd'hui se présente comme un bloc de caractères ordinaire. Un peu moins de trente lignes précédées d'une image (version en noir et blanc d'une illustration couleur accessible sur internet) représentant un drôle de prototype d'appareil "photographique" d'un nouveau genre : une petite boîte transparente dans laquelle courent quelques fils, trois voyants et un bouton sur le dessus, et surtout une bande de papier imprimée qui s'en échappe à la manière d'un reçu de distributeur bancaire. Le texte donne l'explication de ce mystère, que l'on trouvera aussi dans le lien indiqué sous la signature "M. Le.", renvoyant également à un projet qui, quoique de nature différente, partage avec lui un peu de son étrangeté.

samedi 12 novembre 2011

Photographie, mode d'emploi


Elle a retiré le gant de sa main droite pour appuyer plus aisément sur le déclencheur, mais le froid lui a fait garder celui de sa main gauche. Gênée dans sa prise, elle tient l'appareil en levant l'auriculaire comme le ferait une anglaise en portant une tasse de thé à ses lèvres.

La longueur du télé-objectif donne a son appareil un petit air menaçant. Peut-être aussi parce qu'il s'en saisit comme d'une arme, l'œil ajusté au viseur et les jambes à demi-fléchies dans une position de tireur.

Le point de vue ne lui convient sans doute pas tout à fait mais, plutôt que d'en changer en se déplaçant, elle tend les bras sur le côté en gardant les pieds fixes. C'est donc de loin et de biais qu'elle vise, déhanchée et la tête penchée, dans une position dure à garder plus de quelques instants.

Il se soumet de bonne grâce à l'exercice de la "photo-souvenir-sur-fond-de-paysage" que lui a demandé un couple de touristes, mais il cadre en gardant le regard baissé sur le dos numérique, préférant tenir l'appareil à hauteur de son nombril.

Elle pose à terre le sac qu'elle porte à l'épaule, l'ouvre et en sort un petit étui de tissu d'où elle extrait un appareil extra-plat, rose métallisé. Elle l'allume et l'éteint sitôt la photo prise, puis elle le remet dans l'étui, l'étui dans le sac et le sac sur son dos.

C'est une question de technique mais elle la maîtrise visiblement. Tout sourire, elle tient l'appareil à bout de bras, l'objectif tourné vers elle, joue contre joue avec son amie. Clic-clac et vérification rapide : une prise et c'est la bonne.

mardi 1 novembre 2011

Choses vues

 US-12W, 29 octobre 2011



Le jour se lève à peine et les champs sont encore blancs. Juste au bord de l'US-12 W, brillantes elles aussi de givre, assemblées là en formation groupée et légèrement à contre-jour, les trois carcasses rouillées d'un avion de combat, d'un tank et d'un hélicoptère marquent l'entrée du Mémorial des vétérans du Wisconsin.

Une ferme en contrebas de la route, une de plus avec son silo métallique et sa grange de bois à la peinture écaillée. Posée au milieu du champ juste devant, l'épave rouge et blanche d'une Chevrolet des années 70 attend le client avec un large carton "For sale" posé sur le pare-brise.

Un peu partout le long de l'I-94 W, souvent installés à bonne distance mais visibles de loin, de grands panneaux surgissent au-dessus de la végétation. Apparition étrange, en pleine nature, d'une publicité gigantesque annonçant "Private Pleasures - Adult Superstore - Exit 52", avec deux profils féminins en ombres chinoises.

Juste un peu plus loin, et toujours en aussi grandes dimensions, un rappel à l'ordre moral : "Smile, your mother was pro-life!".

L'arrière du truck que l'on suit soutient son slogan publicitaire "No one pays faster" avec la photo grand format d'un type à casquette au sourire éclatant. Un plaisantin a noirci une de ses incisives.

De loin, la forme à l'arrière de ce pick-up que l'on rattrape insensiblement est difficile à identifier. Lorsqu'on est suffisamment proche, et juste avant de doubler, on comprend qu'il s'agit d'un cerf fraîchement abattu, posé là en vrac et le flanc rouge de sang.



De Madison à l'aéroport de Minneapolis-Saint Paul, il faut compter presque 5 heures de route et, même en partant tôt, il est difficile de s'arrêter aussi souvent que l'on voudrait si l'on veut arriver en début d'après-midi. Restent des photos potentielles, des images en vrac, quelques instantanés sans rime ni raison que la mémoire aura choisi de retenir et dont, au hasard d'une halte, on griffonnera sur un bout de papier quelques mots pour en marquer la trace avant qu'elle ne s'évanouisse.


Exit 45 Restaurant & Bakery,
I-94W, 29 octobre 2011

mercredi 21 septembre 2011

dimanche 26 juin 2011

Photos que l'on aurait pu prendre (19)

1980

Si j'ai aujourd'hui presque toujours mon appareil-photo à la ceinture, c'était en ce temps-là un carnet que j'avais plus ou moins en permanence à portée de main. Notes, croquis, doux mélange de travail et de vacances, d'adresses griffonnées et de ratures, une forme aussi d'immédiateté ou presque de l'image que n'offrait sinon que le Polaroid. Et le regard n'était pas forcément le même, qui voyait un dessin à faire plutôt qu'une photo potentielle…

mercredi 22 juin 2011

Photos que l'on aurait pu prendre (18)

San Gemignano, juillet 1980

La photo aurait-elle été prise que rien ou presque n'aurait été pareil. Si deux fragments de tours peuvent ressembler à leur photo, le dessin ne s'approprie du mouvement et du multiple que l'idée, la "prise de vue" s'étire dans le temps et la représentation s'échappe de l'observation. La main peu à peu lui invente une existence propre et pourtant la trace diluée, séquentielle, incrémentale qui en résulte ramène à l'illusion de l'instantanéité.

samedi 12 février 2011

Photos que l'on aurait pu prendre (17)

Fouras, juillet 2003

À la revoir aujourd'hui, je ne peux m'empêcher de penser que cette photo a été prise une petite seconde trop tôt, mais je ne saurais jamais jusqu'à quel point celle que j'aurais pu prendre en attendant cette seconde aurait été différente…

dimanche 23 janvier 2011

"Gens du 26" (Photos que l'on aurait pu prendre (16))

Lyon,
janvier 2011

L'appartement était au premier étage du 26 de la rue V. mais, pour tout le monde, c'était "le 26". Avant, après, voire pendant les cours, on y venait pour étirer le temps en faisant parfois semblant de vouloir refaire le monde. Faute encore de téléphones portables, on trouvait un mini-carnet et un crayon pendus à la sonnette de la porte d'entrée pour laisser un message lorsqu'il n'y avait personne (l'allée sur la rue était toujours ouverte, pas de digicode non plus).  Chacun avait — à des degrés divers — ses habitudes "au 26", passant juste ou s'y incrustant. 
C'était avec une sœur et une cousine que S. vivait là ses premières années d'étudiante mais, qu'on se l'avoue ou non, c'était surtout pour elle que l'on venait : S. dans son rocking-chair de récupération, jambe repliée serrée contre elle, S. aux pulls trop grands sur des chemises de grand-père, S. appliquée à rouler des cigarettes ultra-fines en plissant les yeux, S. au regard de myope n'aimant pas les lunettes... S. n'était pas libre mais on faisait avec et, entre amitié et confidences, on savait qu'il s'agissait d'autre chose.
On était bien d'être ensemble, autour de S., et on ne ressentait pas plus que cela le besoin d'en fixer le souvenir. C'était un temps sans photos et je n'ai pas une seule image des "gens du 26", du moins "au temps du 26". Je continue de voir quelques-uns d'entre eux et il m'est arrivé parfois de croiser plus ou moins par hasard la route de certains autres, mais S. a un jour changé d'amours et j'ai depuis perdu sa trace.

mardi 30 novembre 2010

Photos que l'on aurait pu prendre (15)

En transit pour Varsovie où le train du lendemain les conduirait, ils étaient arrivés à Berlin dans l'après-midi, sans point de chute ni la moindre idée d'où en trouver un. La ville, en cet automne 81 où les frémissements venus de l'Est se faisaient insistants, offrait une image d'activité et de désordre pressé (la première photo, prise non loin de la gare, montre au loin les banderoles déployées aux façades d'immeubles squattés et, au premier plan, la chaussée jonchée de tracts d'une manifestation qui vient à peine de se disperser). Ils avaient localisé sans peine un de ces cafés "alternatifs" qui pullulaient alors, avec l'espoir qu'une rencontre les aide à trouver une solution pour la nuit. Leur allemand étant par trop approximatif, c'est en anglais qu'ils s'étaient adressés au barman, lequel leur avait proposé sans autre façon de les héberger (la photo, prise à la volée, ne rend qu'imparfaitement justice à sa moustache et son profil de viking, et pas du tout à sa longue queue de cheval). Nikolaus Kalman (nom facile à retenir) leur avait ainsi donné rendez-vous après son service — ce qui voulait dire pas avant une heure du matin — mais dans un autre bar, en fait plutôt un club de musique dont le nom, oublié, contenait sans doute au moins un "x" et un "u". Lorsqu'ils y entrèrent vers minuit, ils eurent l'impression d'être dans un article d'Actuel du genre "C'est à Berlin que ça se passe" (dommage que la photo soit en noir et blanc, on ne peut qu'imaginer les couleurs fluo des crêtes). Au milieu des cuirs de silhouettes improbables, dans une atmosphère saturée de fumée et les oreilles massées par une musique répétitive et assourdissante, ils se sentaient à la fois totalement étrangers et curieusement bien (mais sans ressentir l'envie de faire des photos). Ce n'est qu'après deux heures que NK arriva, les entraînant de suite à l'extérieur pour les conduire à moto chez lui. La traversée de la ville fut plus cinématographique que photographique, un long plan-séquence enchaînant des rues désertes et le ballet hypnotique de feux réglant dans le vide une circulation fantôme. Lorsqu'ils arrivèrent, c'était dans une rue encore animée dont les maisons, toutes à l'identique, déclinaient leur entrée à l'anglaise, avec une volée de marches conduisant à un entresol et, de part et d'autre, une vue plongeante sur les fenêtres de pièces semi-enterrées. NK habitait en hauteur, les premiers étages étant réservés à des occupations beaucoup plus temporaires. Tout en montant, NK leur présenta brièvement les jeunes femmes en faction sur les marches, qu'il embrassa et qu'ils se contentèrent de saluer. Ouvrant la porte de son appartement, il ne prit pas la peine d'entrer, leur expliqua qu'il avait un autre rendez-vous, qu'ils pouvaient s'installer comme bon leur semblait et qu'il suffirait de claquer la porte en partant au matin. Sur la dernière photo, on voit le mot de remerciements qu'ils griffonnèrent à leur départ et laissèrent en évidence sur la pochette d'un Led Zeppelin.

dimanche 28 novembre 2010

Photos que l'on aurait pu prendre (14)

Bucarest, mai 1995

Autant je pourrais expliquer pourquoi j'ai gardé cette photo, autant je ne saurais vraiment dire pourquoi je l'ai prise. Il y a dans la "photographie de rue" un côté "marché aux puces" ou "vide-grenier", au sens où y aller avec une idée précise de ce que l'on espère y trouver non seulement se transforme souvent en déception, mais encore accapare le regard et le ferme en quelque sorte à autre chose de plus inattendu. La différence est quand même qu'une photo de rue ne se marchande pas, quelque chose s'impose et tout va très vite, on verra bien après... Alors, pour une photo prise, combien de "que l'on aurait pu prendre", de découpes virtuelles restées immatérielles, d'instantanés mentaux parfois sitôt oubliés et d'autres fois étonnamment prêts à se rappeler à notre mémoire ? De temps en temps donc, une photo comme réalisation effective d'une potentialité infinie, juste une note prise à la volée d'une réalité qui a bien dû exister puisque la photo en porte la trace, jusque dans ses détails qui avaient pu alors nous échapper...

mardi 27 juillet 2010

Photos que l'on aurait pu prendre (13)

Saint-Just-en-Chevalet, 26 juillet 2010

Quand bien même, jupe blanche corolle et petite veste bleue pimpante, elle habille ses quinze ans comme pour une sortie shopping en ville, couper à travers champs lui évite un long détour pour rejoindre la ferme où l'attend sa copine.
C'était il y a une semaine environ. Ne manque, sur la photo prise aujourd'hui, que son apparition.

jeudi 8 juillet 2010

Photos que l'on aurait pu prendre (12)

Prendre le métro m'offre des sentiments contradictoires. Je ne demande rien à la réalité, mais la réalité s'impose à moi en offrant à mon regard ses propres démultiplications. Et le métro, qui les exacerbe, m'en tient captif.
La fille à côté de moi est bras nus et je remarque au creux de son coude un sparadrap fixant une boule de coton. Elle vient sûrement de se faire faire une prise de sang, rendez-vous à jeun avant d'aller au boulot, pas de petit-déjeuner, peut-être un croissant en sortant du labo. Plus tard, elle retirera le sparadrap qui soulèvera la peau si le mouvement est précautionneux, puis un coup sec et ne restera qu'un point rose un peu plus foncé.
La fille à côté de moi, avec son sparadrap au creux du coude, n'est qu'un exemple. J'aurais pu tout aussi bien parler de cette vieille dame un peu voûtée à qui plusieurs offrent leur place assise, madame, madame, asseyez-vous, mais non ce n'est pas la peine je descends à cet arrêt. Et elle reste debout dans la travée, je vois ses cheveux blancs par au-dessus lorsqu'elle passe devant moi, elle sort à petits pas, les portes se referment.
Ou encore de ces petits signes qui brouillent l'idée qu'on se fait des gens en les voyant trop vite. Le diamant minuscule que je remarque, lorsqu'elle se retourne, sur l'aile du nez d'une fille au regard très doux. Le tatouage qui apparaît au bas du dos de cette quadragénaire à l'allure si classique — chignon, chemisier et pull-over — lorsqu'elle se penche pour fouiller le sac entre ses pieds.
Où que se pose mon regard, quelque chose l'accroche, parfois l'accapare. À trop se laisser prendre, tout mérite attention, à tout instant. Pas une seconde sans qu'une photographie potentielle ne se donne à voir. Sans parler de la vie qui va et dont la seule permanence est l'évidence de son propre changement, la matérialité même du monde décline des horizons inépuisables.
Lorsque je prends le métro, mon regard s'y perd. J'imprime mentalement un flux continu d'images qui n'existeront jamais comme preuve arrêtée d'une perception pourtant bien réelle, et je me demande où pourrait se situer la singularité de l'une ou l'autre de ces images. Petit à petit, la frontière se brouille pour moi entre ce qui mériterait d'y porter intérêt et un tout-venant qui serait à ignorer.
Quel sens à enregistrer, recopier et dupliquer la totalité du monde ?

lundi 24 mai 2010

Photos que l'on aurait pu prendre (11)

Lyon, 19 mai 2010

Rêve.

Arrivant au sommet d'une rue escarpée dans une ville inconnue, je tombe sur un bâtiment semblant abandonné. Sur la façade court encore une guirlande d'ampoules colorées, s'accrochant à ce qui reste de lettres en métal écrivant quelque chose comme "LE. MA.....S .O...NES". Pour M.-H. qui m'accompagne, il est évident qu'il s'agit de lire "LES MAGASINS MODERNES", ce qui ne me renseigne pas vraiment sur la nature de l'endroit.
J'hésite à prendre une photo de la façade de face, préférant aller sur le côté pour un point de vue moins plat. Je m'aperçois alors qu'il y a une porte ouverte et, la franchissant, je me retrouve dans un café particulièrement animé, s'étageant sur plusieurs niveaux redescendant le long de la colline. J'essaie de me frayer un chemin entre les colonnes qui empêchent toute perspective d'ensemble et me retournant, je prends une photo en contre-plongée, un peu comme celle que j'avais prise au Café Bonnet il y a quelques jours. Lorsque je me re-dirige vers la sortie, un client dit à la cantonnade, d'une voix forte : "Attention les gars, vous risquez de finir sur "touyou" (*), y'a un type qui prend des photos !". Le patron s'adresse alors à moi : "C'est quoi ces histoires, vous allez les mettre sur "touyou", ces photos ?!". Moi : "Mais non...".

La preuve...

(*) sic ! (Note du Rêveur)