Lyon, avril 2014
On dira que c'est un bar vert.
La salle, étroite, laisse courir sur toute sa longueur une banquette vert pâle s'accordant du vert hôpital du mur auquel elle est adossée, séparée d’un alignement de chaises de vrai bois par une rangée de tables à l'habillage d'un formica d'imitation. Au fond de la pièce, où une porte d'un vert plus criard donne sur ce qu'un écriteau désigne comme le « lavabo », un élargissement laisse la place à trois tables supplémentaires lui faisant face, posées en arête contre un lambris sous un large miroir. On ne doit guère les utiliser car la seule qui ne soit pas occupée par d’imposants pots de fleurs semble être le domaine réservé du petit chien de la maison dont une sorte de niche en fausse fourrure occupe une banquette éventrée aux multiples reprises de scotch.
Le sol est fait de carreaux clairs faussement craquelés et de la répétition géométrique de chevrons bruns disjoints. L'arrière du bar lui-même est de formica blanc et de faux bois plaqué, composition brillante aux bandes alternées déclinant, à côté de la machine à café, des étagères chargées de bouteilles colorées — dont une d'Orangina d'un autre temps, qui a achevé la sédimentation de sa pulpe. Celles-ci se déploient entre des structures triangulaires s’évasant en direction du plafond, celle du centre étant décorée d'un motif floral comme on en voit parfois dans les restaurants asiatiques. Composition symétrique, un personnage, un médaillon, un chat, un chat, un médaillon, un personnage, jusqu'aux prénoms des propriétaires — M... & M... — qui s'affichent tout en haut du décor, sous une horloge et un trophée en métal. De part et d'autre de deux gros nœuds dorés se distribuent en vrac quelques photos d'enfants, des figurines de verre filé, un dauphin, un mandarin de porcelaine, deux coupes de champagne croisées comme des épées, une carte postale figurant une ronde de fromages…Un peu partout des fleurs, des bouquets, des pots, sur la banque une corbeille de croissants et quelques paquets de chips. Aux murs, des agrandissements sous verre de veilles cartes postales du quartier, photos noir et banc estampillées de « semeuses » aux tons délavés. En fond sonore, Radio Nostalgie et Hugues Aufray.
Les patrons (quoiqu'encore assez verts…) doivent être là depuis des dizaines d'années. Lui — cheveux gris un peu longs tirés en arrière, chemise à carreaux et cravate rouge sous un pull bleu — peu présent en salle, multipliant les allers-retours avec l'arrière-boutique en s'éclipsant régulièrement par une porte marron étiquetée « Privé ». Elle — cheveux aussi rouges que ses lèvres peintes, lunettes vintage — s'affairant tranquillement en salle, entre vaisselle et conversation obligée avec les quelques habitués.
Un voyageur de passage — la gare est à deux pas — entre en tirant une valise à roulettes. Un homme jeune, en costume, s'installe et se plonge dans la lecture du journal local, fixé sur un long bâton (vert !). Un autre d'âge incertain, anorak bleu clair zippé, fait face à un café qui refroidit. Immobile et le regard dans le vague, sur fond cette fois d'Eddy Mitchell, on pourrait croire que c'est lui qui ne rentrera pas ce soir.
[On dira que c’était un bar vert : il semblerait que « La Dégustation » soit désormais fermé…]
Un décor pour Kaurismäki...
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