samedi 3 août 2013

2000

Il aura suffi que passe l'instant qui aurait pu être celui de mon triomphe pour qu'on se rende à l'évidence : je n'existe pas ! On m'avait pourtant annoncé à grand renfort d'accents dramatiques, on avait dénoncé l'inconséquence de bricolos seventies n'ayant pas vu plus loin que le bout de leur siècle, on avait claironné mes ravages à venir dans une Apocalypse numérique qui n'avait pas manqué de prophètes. Et puis les compteurs se sont remis à zéro comme redouté et rien ne s'est passé. Tout avait-t-il donc été retouché préventivement et comme il faut, force sociétés de service à l'appui en exorcistes des temps modernes, ou bien n'y avait-il rien à réparer ? On m'imaginait comme un monstre terrifiant mais, du jour au lendemain, on me rapetisse à vue d'œil, petit insecte agaçant que l'on passera bien vite et sans façons aux oubliettes de l'Histoire. J'avais un nom de code, Y2K, mais je n'existais pas.

vendredi 2 août 2013

1999

Il y a d'abord l'attente. Le compte à rebours, et aussi le doute sur l'emplacement choisi. Le ciel est changeant, parfois couvert ici, dégagé là. Quelques téléphones portables en circulation permettent des ajustements de dernière minute mais vouloir changer de place est hasardeux, les promontoires les plus avantageux ont été pris d'assaut depuis longtemps. Autour des voitures perlées sur la ligne de crête, l'installation va du plus simple au plus sophistiqué, des mains dans les poches au télescope avec chambre photographique. Le temps passe et le pari fait sur le ciel semble un instant perdu, les trouées entre les nuages disparaissant une à une. L'œil en va-et-vient entre le ciel et la montre, on se refuse à renoncer et, juste avant que n'arrive enfin l'instant imperceptible de la première tangence, du premier chevauchement, les nuées s'entrouvrent comme la Mer Rouge devant Moïse, un vent soutenu se met à souffler et tout s'accélère, on voit venir de l'horizon la ligne de front de l'ombre qui s'avance à travers les champs, et l'obscurité se fait dans le silence — les oiseaux ont-ils vraiment cessé de chanter ? Si l'on se retourne, l'alignement des visages qui s'offre au regard, tournés dans la même direction et chaussés des mêmes lunettes de protection, fait penser à ces photos de salles de cinéma immortalisant le public lors de la projection d'un film en relief.  C'est l'obscurité et le silence, et rien ne semble changer pendant un temps dilaté comme peut l'être celui d'un tremblement de terre. Encore quelques secondes et la lumière revient comme elle était partie, on retire ses lunettes et on se regarde sans trop savoir quoi dire. Maintenant, le ciel peut se couvrir de nouveau si cela lui chante et il peut bien se mettre à pleuvoir…

jeudi 1 août 2013

1998

Impossible d'y échapper. Ne pas s'enthousiasmer ou seulement s'en désintéresser confine presque à un diagnostic d'asocial. Le "black-blanc-beur" survendu, les filles aux joues tricolores, les estrades et les écrans géants sur les places, "Les yeux dans les Bleus", ce pourrait être la Libération ! Refuge du patriotisme et du cocorico au-dessus des partis, il aura suffi d'une victoire dans un stade pour que la cote de popularité du Président de la République et de son Premier Ministre grimpe instantanément de plusieurs points…

mercredi 31 juillet 2013

1997

Les "plaisirs minuscules" de Philippe Delerm ne font pas l'unanimité. Le public réserve à sa Première gorgée de bière un accueil enthousiaste, mais les critiques font la moue. Peut-être est-ce plutôt l'auteur qui ne fait pas l'unanimité ? Ou son succès ? Voilà un prof de Français, enseignant  dans un collège de province, qui (loin pourtant d'en être à son premier livre) se met à écrire sur des choses ordinaires, des choses et des sentiments  qui parlent à tout le monde et que tout le monde s'approprie comme naturellement… ce ne peut donc être de la littérature, c'est l'application d'une recette facile, presque un devoir de rentrée scolaire ("Racontez un souvenir de vacances, une page maximum") ! Question projet et déclinaisons, la simplicité et l'universel d'un sujet ont pourtant déjà été plusieurs fois encensés — que ce soit pour les Mythologies de Barthes, Le parti pris des choses de Ponge, Je me souviens de Perec ou le minimalisme du nouveau Nouveau Roman chez Minuit — mais, là, ce n'est pas pareil, le succès n'a pas été au rendez-vous de la même manière, il n'y a pas eu prix ou distinction montrant la voie par ceux qui savent, seulement un bouche-à-oreille (souvent de libraire à lecteur) entachant l'ouvrage de l'aura douteuse d'une étiquette "seulement" grand public. Delerm, ce n'est pourtant pas du marketing, ce n'est ni Lévy, ni Musso ou consorts… Corollaire du "paradoxe du Guide du Routard" : si tout le monde y va, s'en méfier ! 1997, c'est aussi l'année de la sortie du premier volume d'Harry Potter.

mardi 30 juillet 2013

1996

69, année érotique. 96, année olympique. Et érotique aussi pour Bill Clinton qui, avant et après sa ré-élection de novembre, prend soin de façon "inappropriée" de sa stagiaire préférée dans le secret d'un bureau aussi ovale que les stades construits à Atlanta pour les Jeux. J'étais de passage à Atlanta au printemps, et sans doute les préparatifs battaient-ils leur plein quelque part, mais les images qui me reviennent sont surtout celles d'une Amérique de buildings hauts et serrés comme une équipe de footballeurs prêts à la mêlée, de parkings en arrière-cour où volent des papiers gras et de highways traversant le centre-ville, une Amérique de la vitesse et un concentré de symboles, Martin Luther King, Coca-Cola et CNN réunis. De l'autre côté de l'Atlantique, François Mitterrand vient de disparaître, et avec cette autre vie amoureuse agitée qui s'achève — d'une façon si différente de l'affaire Lewinsky à venir —, on sent qu'une époque s'est terminée. Pour ma fille Z., un an en octobre, Mitterrand et Clinton seront des noms un peu lointains dans des livres d'Histoire.

lundi 29 juillet 2013

1995

Première des douze années Chirac à venir. Un nouveau président, c'est une nouvelle photo officielle, avec chaque fois l'occasion pour le nouvel élu de se démarquer du précédent, la question centrale semblant être : bibliothèque (de l'Élysée) ou pas bibliothèque ? Un coup sur deux donc depuis De Gaulle-bibliothèque et Pompidou-bibliothèque, avec d'abord Giscard-pas-bibliothèque en pseudo-dilettante ayant choisi le vrai dilettante Jacques-Henri Lartigue pour l'immortaliser en plein air, ensuite Mitterrand-bibliothèque saisi par Gisèle Freund dans la lignée de Malraux, Sartre, Joyce et tant d'autres, puis Chirac-pas-bibliothèque sous l'œil un peu inattendu de Bettina Rheims dans les jardins du Palais, suivi par Sarkozy-bibliothèque (!), forcément people avec le "photographe des stars" Philippe Warrin, et enfin Hollande-pas-bibliothèque dans une photo au jardin (les corréziens se retrouvent) dont il faut bien reconnaître qu'elle n'est pas la meilleure de Raymond Depardon… Gageons que le prochain (ou la prochaine) devrait retrouver les volumes de cuir aux dos reliés à l'or fin, avec bien sûr un je ne sais quoi pour renouveler le genre. Difficile de faire appel à Yann Arthus-Bertrand pour une "vue de ciel", mais pourquoi ne pas solliciter les dessinateurs de Charlie Hebdo ou du Canard Enchaîné, déjà longuement aguerris à l'exercice ?

dimanche 28 juillet 2013

1994

Olivier Rolin reçoit le Prix Fémina pour Port-Soudan. Le romancier jusqu'ici plutôt confidentiel devient un personnage public dont on (re-)découvre la trajectoire chahutée et, disons-le, terriblement romanesque — voire romantique —, l'auteur et l'œuvre se mêlant sans vraies frontières, à l'image de l'ex-clandestin et du bourlingueur que l'on a connu prolixe en ses portraits de villes distillés dans des revues (City) et de petits opuscules à l'édition soignée (Sept Villes chez Rivages, En Russie ou La Havane chez Quai Voltaire). Pour qui a découvert ce Rolin-là au fil du temps et de ces récits pour (et avec) lesquels on rêvait de partir sur le champ à Trieste, Prague, Valparaiso ou Alexandrie, on ne peut s'empêcher de ressentir une pointe d'agacement à l'espèce de consensualité entendue que donne au Rolin de Port-Soudan, comme par un coup de baguette magique, sa médiatisation toute neuve. Un peu comme il y aura eu, pour Wim Wenders, un avant et un après au tournant de la Palme d'Or de Paris Texas, nonobstant Faux Mouvement, Alice dans les Villes ou Au Fil du Temps. C'est un peu le "paradoxe du Guide du Routard", une ruée inéluctable vers des endroits vantés pour être en-dehors des sentiers battus, avec à la clé une transition de phase abrupte entre confidentialité et promiscuité qui peut faire s'en détourner… ou n'y aller que "hors saison" en attendant d'y retourner l'effet de mode passé.