Bucarest, 1995
On retrouve des images d'il y a quoi, vingt ans ? et on les regarde comme presqu'étranger à soi-même. Plus rien de ce qu'on y voit n'existe, le dernier écho de ce monde disparu s'est éteint depuis longtemps et l'on s'étonne d'en avoir un jour inscrit des fragments fugitifs sur un peu de gélatine. On repense alors à ces journées d'entre-deux que l'on avait oubliées et, petit à petit, reviennent à notre mémoire les éléments, diffus comme des signaux de fumée, d'un puzzle qui se reconstitue. Ce sont les chiens errant au cœur de la ville qui s'invitent, la gare et ses gamins perdus, les maisons jadis cossues qui s'effilochent, les Dacia garées à la hussarde et empaquetées pour l'hiver, les mignonnettes d'alcool qui cogne en vente dans les kiosques sur la rue, les anciens locaux de la police politique reconvertis en chambres d'hôtes pour l'Université, Patricia Kaas en boucle, en play-back et en karaoke dans les restaurants clinquants, les boutiques revêches au choix encore spartiate, les Mercedes et la poussière, les cités moroses entre flaques et barres de béton, les essuie-glaces qui disparaissent si on les laisse sur le pare-brise, le sourire sérieux de N. — sa frange et son regard de myope —, le Français désuet mais parfait du Professeur B., l'Opéra abandonné que l'on visite en contrebande, le Musée désert où chaque pas résonne, les librairies et les étals de bouquinistes un peu partout, les blousons étroits, le premier McDo au coin du dernier cinéma stalinien. Il y a, à se re-projeter dans ce temps-là, quelque chose d'ambigu, rien qui laisserait dire que c'était "bien" mais en même temps la nostalgie égoïste d'y retrouver sa presque jeunesse.