dimanche 13 septembre 2009

Paysages intermédiaires (4)

Entre Mexico et Guanajuato, printemps 1996
"On voyage et on porte sur ce qui nous entoure un regard différent, que l’on n’a d’habitude chez soi qu’en se forçant un peu. Parfois ce regard plus aigu, on l’a quand même sans partir, et c’est un luxe que l’on s’offre et que l’on déguste en se reprochant confusément de le garder si rare. Mais que l’on change d’espace et c’est tout naturellement, presque malgré soi, une mise en perspective nouvelle qui se présente, un changement de repère autorisant la surprise partout, sans a priori ni retenue. On change d’espace, ou de point de vue sur un espace familier, et rien n’est plus directement acquis qui, parce que trop vu, trop connu, trop senti, s’échapperait des champs d’intérêt possibles. On change d’espace, et c’est aussi le temps qu’en fait on modifie, gommant la fausse évidence que l’on croyait connaître de la succession des instants et de la densité des heures.
Bien sûr des événements toujours nouveaux remplacent toujours d’autres événements mais, plus encore qu’eux-mêmes, qui peuvent être minuscules, c’est la façon dont ils s’enchaînent qui se met à prendre une épaisseur que l’on ne soupçonnait pas. L’idée, irréaliste, asymptotique, du pur instant peut alors exister, non comme un instantané factice qui gommerait l’avant et l’après, mais bien davantage comme un lieu de passage toujours renouvelé, un point de convergence chaque fois singulier pour une histoire, futile ou importante, dont on ne sait pas si elle a jamais commencé et si elle finira jamais.
On voyage et on comprend petit à petit que la vie qui compte se réfugie dans les interstices qui, lorsque le voyage n’est pas son propre but, font leur place entre les choses à faire et les plages de temps programmées. On traverse, en s’y attardant souvent plus que nécessaire, des lieux de transit qui ne sont à personne, cafés, restaurants, aéroports, avions, rues, écoles aussi, qui sont autant de passages. On côtoie furtivement des milliers de trajectoires qui nous resteront toujours étrangères, on en frôle quelques-unes qui, sans que l’on sache vraiment pourquoi, s’animent d’une singularité qui nous retient et nous touche, et la vie qui nous émeut le plus vibre souvent sous le geste le plus anodin, sous le détail le plus infime.
Fragments de liberté, mais aussi bouffées de solitude, on voyage et l’absence voyage avec nous, avec son cortège de souvenirs et la si douce mélancolie des bonheurs qui se sont enfuis."

[Préface à Détails, texte non publié de 1994]

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