mercredi 3 avril 2013

lundi 1 avril 2013

Lost in highway





Plus d'une heure déjà que tu roules, et la seule chose dont tu sois certain, c'est que tu n'as plus la moindre idée d'où tu peux te trouver maintenant. Tout avait pourtant l'air simple, il suffisait de refaire à l'envers le chemin qui t'avait conduit de Westwood Village à la Vallée, l'enfilade de l'US-405 et de la Route 101 devenant celle de la Route 101 et de l'US-405, et voilà. Mais quelque chose a dû t'échapper, tu as réalisé, longtemps après que tu aurais dû t'y trouver, que tu n'étais pas sur l'US-405, alors tu as essayé de revenir en arrière, mais va faire demi-tour sur une autoroute à six voies... Pour t'être intéressé jadis à la théorie du chaos, tu ne sais que trop qu'il peut suffire de trois bifurcations au petit bonheur pour tout oublier des conditions initiales d'un trajet et se retrouver n'importe où. N'importe où, tu y es, et comprendre pourquoi ne te dit pas comment en sortir. Il fait nuit depuis longtemps mais la circulation est toujours aussi dense, ininterrompue, rapide. Ne serait-ce que pour pouvoir t'arrêter et regarder un plan, tu guettes des sorties qui semblent ne pas exister ou qui se dérobent, leur image fugitive disparaissant alors que, canalisé par les files serrées qui t'entourent, il est déjà trop tard pour t'en extraire. Tu as cru à plusieurs reprises trouver une échappatoire mais c'était à chaque fois une bretelle renvoyant sur un autre highway, une remise en jeu immédiate, pour une nouvelle partie, de la petite balle de flipper que tu as l'impression d'être devenu. C'est comme si le réseau autoroutier avait sa vie propre, comme s'il était plaqué sur une carte grandeur nature de la ville mais qu'il en était distinct, comme si les deux existaient en des strates qui se superposent mais ne communiquent pas. Tu sais qu'il faudrait aller vers l'Ouest, vers l'Océan, mais les destinations qui te sont offertes parlent de Nord ou de Sud. De temps en temps, tu vois écrit un nom qui te dit quelque chose, San Bernardino, Riverside, mais pas moyen de savoir si tu t'en approches ou si tu es déjà allé trop loin, et tu te prends à regretter d'avoir snobé l'option GPS lorsque tu as récupéré la voiture de location à l'aéroport. Tu trouves enfin une sortie qui débouche sur quelque chose ressemblant, sinon à une rue, du moins à un grand axe. Tu t'arrêtes au premier feu et tu te plonges dans une carte à la lumière du plafonnier, mais tout est écrit si petit qu'il y a peu de chances que tu puisses y trouver trace du croisement où tu te trouves. Alors, tu roules encore, au hasard, vers ce qui abriterait un peu d'activité humaine. Tout est fermé, pas trace d'âme qui vive. Paysage de banlieue déserte avec, de temps en temps, un rideau de fer baissé sur un restaurant asiatique, un garage ou un entrepôt. Il y a longtemps que tu as coupé la radio, cette radio qui t'a sans doute distrait et fait rater le changement de direction par lequel tout aurait été si facile. Tu roules maintenant en silence, dans des rues désertes à l'éclairage aussi chiche que sporadique. Tu sais que personne ne t'attend ce soir à l'hôtel et tu te sens seul. Tu repenses à ta première fois à L.A., celle où un taxi vous avait déposés, M.H. et toi, devant un hôtel minable du downtown. Excitation d'être là et déception mélangées. Tu te retrouves maintenant à errer dans des banlieues improbables et tu reconnais quelque chose de ce sentiment mêlé. Tu te sais étranger à tout cela mais pas tout à fait, et tu réalises aussi que tu peux être étranger jusqu'à la perception même que l'on peut avoir de toi en voyage. Il y a quelques jours, tu as eu une impression bizarre lorsqu'un type à la recherche d'une cigarette vous a hélés, N. et toi, d'un "you and your beautiful wife". N. avec qui tu voyages ces jours-ci en "co-worker" et qui pourrait être ta fille... Tu es seul et, de temps en temps, tu crois voir des ombres passer, mais tu sens confusément qu'une rencontre ne serait pas nécessairement la bienvenue (tu y repenseras plus tard en lisant Tom Wolfe). Tu sais bien que la seule solution est de continuer à rouler, alors tu repars. De tours en détours, tu arrives à proximité d'une autoroute, une encore, enjambant l'avenue sur laquelle tu te trouves. Quitte à rouler à l'aveuglette, tu aimerais bien y accéder, histoire d'aller enfin quelque part, mais ce que tu prends pour l'entrée tombe sur un cul-de-sac, une barrière de béton bloquant la voie au pied d'un immeuble aux fenêtres toutes éteintes sauf, ironique, une. Une deuxième tentative te ramène sous le pont, à l'exact endroit où tu étais il y a quelques minutes mais à la différence près, minime en d'autres temps mais notable en cet instant, qu'une voiture de patrouille y est désormais stationnée. Tu t'arrêtes et te diriges vers elle. Lorsqu'il éclaire sa carte pour t'indiquer ton chemin, tu ne peux t'empêcher de remarquer que le cop côté passager tient sa lampe comme dans les séries américaines, "à l'envers", braquant vers le bas le cône de lumière de la torche qu'il tient bien verticale, comme une canette à ne pas renverser. La radio de service grésille et le conducteur mâche son chewing-gum en t'ignorant. Casquettes à visière, lunettes noires, chemisettes. Reality show. Aucun des deux flics n'a la moindre idée d'où est UCLA où tu voudrais retourner, mais on te griffonne sur un post-it un itinéraire vers Santa Monica : d'abord tout droit, puis à droite vers l'hôpital (juste après les travaux), ensuite la voie rapide et encore tout droit. Tu es bientôt sur Wilshire Blvd, interminable succession de feux et de croisements, de motels et de restaurants réapparus comme par enchantement, et tu te retrouves en moins d'une heure en terrain connu. Comme s'il ne s'était rien passé, la circulation redevient difficile vers l'arrivée. La soirée passée chez A. te semble bien lointaine.