samedi 20 juillet 2013

1985

Photographies sous vitrine à l'entrée d'un cinéma, illustrations dans un livre ou un magazine, affiche que l'on punaise à son mur… les images d'un film, immatérielles et fugitives sur l'écran d'une salle de projection ou d'un téléviseur, peuvent se fixer de bien des façons, Lorsque je repense à Stranger than Paradise, c'est d'abord son affiche en noir et blanc que je vois, Eszter Balint qui nous regarde derrière ses lunettes noires, le pull jacquard de Richard Edson, le profil au couteau de John Lurie, la désinvolture de leurs chapeaux portés en arrière. C'est l'affiche d'un film, mais ce pourrait tout autant être une de ces pochettes de disque qui, en une composition, nous raconte une histoire : tantôt le déroulé d'un road-movie que l'on cristallise en une image unique, tantôt une photo isolée qui ouvre sur la perspective d'une histoire purement potentielle. Ainsi aussi des titres, ceux des livres comme ceux des journaux. En ce milieu des années 80, c'est la sortie du film de Jim Jarmusch, mais ce sont aussi d'autres "paradis" à la une, Sollers qui prépare la suite de son livre éponyme, une Vanessa qui commence à faire parler d'elle, la terre qui tremble à Valparaiso, le "Val Paradis". Un mot comme dénominateur commun, un grand écart pour les réalités qu'il recouvre. Une accroche, avant de passer à autre chose.

vendredi 19 juillet 2013

1984

Vers la fin des années 70, le fils de Marguerite Duras trouve dans le grenier familial tout un lot de photos de sa mère, prises du temps de sa jeunesse. Il en parle avec elle et, avec son accord, propose à un éditeur d'en faire un livre. Celui-ci dit que ce qui serait formidable, ce serait que Marguerite écrive un texte pour ce livre. Elle s'y attelle et pond une centaine de pages, mais en partant d'une "photo manquante" ainsi décrite : "Sur le bac, à coté du car, il y a une grande limousine noire avec un chauffeur en livrée de coton blanc.", image imaginaire qu'elle rajoute à celles bien réelles du grenier. L'éditeur se désintéresse finalement du projet et Jérôme Lindon, qui a eu connaissance du texte, décide de le publier, mais sans les photos. Ce sera L'Amant, avec cette trajectoire étonnante qui fait partir de vraies photos pour les faire ensuite disparaître, ne laissant que le fantôme d'une image qui n'a jamais existé mais qui a servi de déclencheur… L'Amant est publié en 1984 et, à côté du Goncourt inattendu qu'il est devenu, me reste de cette année-là le souvenir d'autres images au parfum de fantômes, celles des trous perdus et abandonnés qui jalonnent Paris, Texas et que Wenders aura explorés, arpentés, photographiés — ce qui deviendra Written in the West — avant de les filmer,  comme celle de la présence lumineuse et fragile de Pascale Ogier dans Les Nuits de la Pleine Lune… Ce n'est que bien plus tard que je découvrirai L'image Fantôme d'Hervé Guibert, publié en 1981 aux Éditions de Minuit (décidément…).

jeudi 18 juillet 2013

1983

Se souvient-on qu'au "tournant de la rigueur" de 1983 fut associée une mesure quasiment inimaginable aujourd'hui, un contrôle des changes limitant à 3000 francs par an et par personne (soit environ 450 euros) l'autorisation d'achat et de sortie du territoire de devises étrangères ? Les vacances hors de l'Hexagone en prirent un coup et, même si l'on voyageait "routard", il fallut recourir, si l'on voulait voir du pays, à des expédients de système D, à des activations de réseaux d'échanges et de bons procédés. Ou bien se souvient-on plutôt, comme Nanni Moretti dans Journal Intime dix ans plus tard, que 1983 fut l'année de sortie de Flashdance, bluette musicale factice et clinquante ne serait l'apparition presque surnaturelle de l'adorable Jennifer Beals dans son improbable rôle de soudeur sur un chantier sidérurgique ? Mais d'un côté à l'autre de l'Atlantique, avec ou sans paillettes, c'était le même fond de crise, le même spectre du chômage qui grandissait. En Lorraine comme à Pittsburgh, les hauts-fourneaux commençaient à vivre leurs dernières heures et, d'ici quelques années, il ne resterait plus d'eux que le souvenir, réel ou fantasmé, d'une classe ouvrière disparue.

mercredi 17 juillet 2013

1982

1973 : "GP, la dissolution". Huit ans plus un plus tard (ou dix ans moins un, au choix), sans aucun rapport : "GP, la disparition". On aura tout dit, avant l'oubli, sur P. Victor, O. Rolin, S. July…, sur la GP post-68 calant son pas sur Mao pour un futur riant. On parlait moins alors d'Oulipo, mais ça ira croissant, l'Oulipo — toujours plus costaud — survivant à son grand GP parti par un jour gris d'avril 1982, laissant tant d'amis (Roubaud, Braffort, Calvino,…) sans voix. Avant l'Oulipo, j'avais connu GP par hasard, d'abord par Cantatrix Sopranica L. puis, par association, par La disparition. Il suivra dix à vingt ans où j'aurai plus qu'un grand plaisir à parcourir tout GP, puis à partir moi aussi dans la construction d'opus contraints, jouant à choisir à grand soin un mot par ici, polissant chacun pour un accord parfait par là. Aujourd'hui où tout va fissa, qui dit GP dit surtout F1… tout fout l'camp !

mardi 16 juillet 2013

1981

pour MH

Que pouvaient-ils imaginer ces deux-là, quand ils s'étaient vraiment rencontrés pour la première fois il y a un peu plus de trente ans ? Au prétexte d'un ami commun, ils avaient commencé à la pause une conversation qu'ils avaient continuée à la fin du cours, se glissant ensemble dans la nuit de novembre qui commençait à tomber. Les Français venaient de voter pour "changer la vie", mais la ville sortait encore à peine des années 70. Le silence du centre historique n'était troublé de temps en temps que par le bruit métallique d'une 2CV ou d'une Ami6, un crescendo-descrescendo qui leur faisait un bout de chemin dans les rues désertes et pas encore piétonnes qu'ils empruntaient. S'ils avaient quelques habitudes dans les deux cafés les plus proches de la cathédrale, c'était dans la journée, et ceux-ci étaient fermés à cette heure-ci. Ils avisèrent une lumière, la seule, de l'autre côté de la place et, en pensant intérieurement que c'était finalement mieux ainsi, ils se réfugièrent dans la neutralité de ce bistrot où il n'étaient jamais allés, une petite salle cubique au décor fait de bois, de skaï et de néon où quelques clients traînaient encore au comptoir, dans une ambiance que l'on aurait pu croire sortie d'un film de Tavernier, patron compris. Et alors ils commencèrent à parler, se cherchant à tâtons avec la maladresse des débuts, se raccrochant à ce qui les rapprochaient et tendant des perches vers des ailleurs qui pourraient, qui sait, devenir des futurs. Et ce qu'ils ne savaient pas et ne pouvaient pas savoir, c'est qu'ils venaient ici, sur ces banquettes anonymes et inconnues, d'appuyer sur le petit bouton "marche" le plus important de leur histoire, que quelque chose s'était mis en place et que la plupart des bifurcations dont sont faites nos existences, ils les prendraient ensemble. Une porte s'était ouverte sans qu'ils le sachent et, si rien bien sûr n'était écrit, en germe et en vrac se profilaient, dans les premiers mots et les premiers regards qu'ils échangeaient, le pêle-mêle de leurs espoirs partagés et des souvenirs de leurs vies à venir, jusqu'aux albums de photos qu'ils feuilletteraient un jour avec leurs enfants. Mais les cafés ont des horaires et il fallut sortir. Dehors, il avait commencé à pleuvoir et leur conversation, d'abord poursuivie juste devant le rideau de fer maintenant baissé, à l'abri incertain d'une toile battue par le vent, ils la prolongèrent dans l'encoignure du porche d'entrée voisin. Puis vint le temps de se séparer et, comme dans la chanson, ils s'en allèrent par deux chemins contraires, remontant chacun sur leur colline. Mercredi glissait doucement vers jeudi. Ils se reverraient samedi.

lundi 15 juillet 2013

1979/1980

On change de décennie et on le remarque comme si l'Histoire attendait des dates aux chiffres plus ou moins ronds pour se mettre en frais (là, ce sera Reagan qui entrera en scène, mais Khomeiny aura anticipé et Mitterrand devra patienter encore un peu). Graphiquement, il y a quand même quelque chose dans ce changement, on abandonne le '7' qui nous a accompagné pendant dix ans et qui, avec son faux air de lunette arrière d'Ami6, avait le je-ne-sais-quoi d'anguleux de cette époque encore industrielle aux coins coupés sans chichis. Avec le '8' de la décennie qui s'annonce, c'est un avant-goût des rondeurs que prendront les voitures devenant de plus en plus indifférenciables. On peut y voir des ronds de fumée plus ou moins licites, une promesse d'insouciance joufflue, presque un air de hamburger si on le tassait un peu ! De manière plus prosaïque, en ces temps où l'on faisait encore beaucoup de chèques, l'adaptation de janvier sera un peu plus longue pour dater correctement avant de signer.

dimanche 14 juillet 2013

1978

Quoi de neuf ? Du "nouveau" ! Après la "nouvelle cuisine" et les "nouveaux philosophes" (merci, entre autres, au Nouvel Observateur), c'est l'année des "nouveaux pères", ces "hommes nouveaux" qui ressemblent heureusement plus à Souchon qu'à Nietzsche. Pas forcément dupe d'elle-même, la "nouvelle chanson française" sait qu'elle n'a pas "tout inventé" d'un "Nouveau monde radieux, transformé / Tout luxe, calme, nouveauté" et se moque gentiment de le "nouvelle pluie qui tombe" et des "nouveaux embouteillages", plus caustiquement des "nouveaux colons". La "Nouvelle vague" est loin déjà, même si Souchon (encore lui) mettra en musique, chez Truffaut, L'amour en fuite du dernier volet de la saga d'Antoine Doinel. Le propre du nouveau, c'est de ne pas le rester, la nouveauté est une fuite en avant. Pour nouvelles qu'elles s'affichent, les Nouvelles Galeries que l'on croise encore dans quelques villes de France ont un nom qui sonne étrangement ringard.