vendredi 14 février 2014

Saveurs d'enfance

pour Sylvie "liserons" M.





La salle, immense, énumérait en un quadrillage rigoureux des dizaines de tables, et les hauts dossiers des banquettes délimitaient des niches qui préservaient un semblant d'intimité tout en permettant de communier au brouhaha général. Un open space, pourrait-on dire aujourd'hui. Tout au fond, un écriteau accroché sur un mur fait de miroirs affichait en lettres géantes le nom ("Rinck") de la bière brassée sur place, juste en surplomb d'une zone où d'autres tables, mises bout à bout, étaient réservées pour les "noces et banquets". Sur un des côtés, un autre miroir, flottant celui-là, vibrait comme un tympan gigantesque du reflet de ses images tremblées.
Lorsque mes parents nous emmenait dans cette brasserie — parfois, rarement —, c'était toujours le dimanche midi, en une sortie familiale qui gardait une mine modeste. Jamais on ne se poussait à explorer les menus élaborés ou le grand jeu de la carte, on restait dans le simple, mais le décorum suffisait à fasciner mes dix ans. Chaque travée avait ses serveurs, ses chefs de rang, on devinait toute une hiérarchie derrière les uniformes, les tabliers, les costumes et, dans le tourbillon permanent de leurs va-et-vient, j'adorais le moment où, après que la commande ait été prise, on venait allumer les bougies d'un chauffe-plat de cuivre ajouré dont la seule vue — par l'idée de cérémonial qu'il rajoutait à la lourde nappe blanche, aux serviettes épaisses et aux assiettes armoriées — me réjouissait plus encore que le gratin qui arriverait un peu plus tard et qu'il garderait tranquillement au chaud. Mais ce qui m'enchantait par-dessus tout, c'était la magnificence du "chariot de hors-d'œuvres variés", un vrai chariot sur de vraies roulettes et dont les deux étages étaient couverts de ramequins multicolores, de l'orange éclatant des carottes râpées au rouge des tomates zébrées de sauce moutarde, de la sanguine des betteraves (que l'on appelait "carottes rouges") au jaune des œufs mimosa rehaussé du vert d'un peu de persil haché, en passant par le blanc crémeux du céleri rémoulade ou la brillance à la teinte brique indéfinissable des champignons "à la grecque".
Quinze ans plus tard, je découvrirai à Paris le Bouillon Chartier de la rue Montmartre où, pour quelques francs et quelques centimes — en un prix qui n'était jamais rond —, je sacrifierai souvent (outre à la crème de marrons chantilly…) aux hors d'œuvre variés. J'y retrouverai un écho de ceux de la Brasserie Georges du Lyon de mon enfance, mais il leur manquera un pas grand-chose, un chariot de métal et de verre auquel le souvenir diffus et sans doute enjolivé donnait des airs de carrosse…

jeudi 13 février 2014

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Lyon, 13 février 2014