samedi 27 juillet 2013

1993

Les logiciels développés par le CERN pour le World Wide Web passant dans le domaine public, 1993 marque la vraie naissance de l'Internet "grand public" et le début de son expansion foudroyante. Si l'on en croit Wikipédia et d'autres sources, les chiffres sont éloquents : 130 sites répertoriés en juin, 623 en décembre, un peu plus de deux millions en juin 1998 et au moins deux cent milliards aujourd'hui. Cette explosion s'accompagne de ce qui est l'essence même de ce nouveau réseau mondial, à savoir un maillage potentiellement total et un fonctionnement distribué — une révolution par rapport aux formes de diffusion hiérarchisées et centralisées de l'information qui prévalaient jusqu'alors. Avec cette donne nouvelle, c'est toute une vision du monde qui est changée, une mise en perspective reposant sur une multiplicité de points de vue et leurs mises en relation, y compris dans les écritures (au sens large) qui s'y rattachent — liens hypertexte, modes coopératifs, collaboratifs, etc. Si j'en avais le temps et le courage, je développerais bien le parallèle que l'on peut y voir avec la représentation de l'espace et son actualisation "technologique" (au sens d'une construction graphique comme "forme symbolique" à la Erwin Panofsky, ou encore d'une "technologie de l'intellect" à la Jack Goody), quelque chose en lien aussi avec les photo-collages de David Hockney que l'on peut lire comme un ensemble global et inter-connecté de points de vue locaux, aucun n'occupant de place universellement privilégiée et tous participant d'une perception partagée. Une autre fois…

vendredi 26 juillet 2013

1992

Au départ, en 1989, c'est un livre où il est question à un moment d'un appareil-photo, mais même si c'est le titre, ce n'est pas vraiment le sujet. Ensuite, en 1992, c'est un film qui s'appelle autrement et qui, même s'il en est une adaptation par l'auteur, est aussi autre chose. (Du moins c'est ce que je crois — d'après ce que j'en lis —, car je ne l'ai pas vu.) Peut-être La Sévillane de Jean-Philippe Toussaint offre-t-elle une nouvelle variation à son projet d'écriture "infinitésimaliste" dont le terme même, comme il le dit, "contient les deux infinis qu'on devrait toujours trouver dans les livres". Ou peut-être pas… Lorsque le film sort, la réalité de 1992 s'appelle Clinton, sommet de Rio, Bosnie, traité de Maastricht ou Colomb + 500. Celle du narrateur de L'Appareil-photo / La Sévillane peut sembler, dans son apparente insignifiance, à l'exact opposé, mais tout est question d'échelle : "Je sentais confusément que la réalité commençait peu à peu à donner quelques signes de lassitude, et je ne doutais plus maintenant que mes assauts répétés, dans leur tranquille ténacité, finiraient peu â peu par épuiser la réalité â laquelle je me heurtais, comme on peut épuiser une olive avec une fourchette si vous voulez, en appuyant très légèrement de temps à autre, et que, lorsque, exténuée, la réalité n'offrirait enfin plus de résistance, je savais que plus rien ne pourrait alors arrêter mon élan, l'élan furieux que je savais en moi depuis toujours, fort de tous les accomplissements. Mais, pour l'heure, j'avais tout mon temps : dans le combat entre toi et la réalité, sois décourageant."

jeudi 25 juillet 2013

1991

Il est des revues que l'on jette sitôt qu'on les a lues, ou que l'on relègue quelque part le temps d'en faire des lectures de distraction avant de les oublier. Il en est d'autres que l'on garde bien rangées au bas d'une bibliothèque, et vers lesquelles on revient comme vers des livres-fétiches. De ces revues-là, L'Autre Journal est peut-être la plus emblématique, objet et projet confondus. Début 1991, le rêve éditorial — plusieurs fois interrompu — de Michel Butel vient de renaître, épais, dense, unique, inclassable. Mais début 1991, les frappes américaines sur Bagdad viennent aussi de commencer et L'Autre Journal affiche avec détermination son hostilité à cette guerre nouvelle et intéressée dans laquelle la France s'engage. Si le lectorat est au rendez-vous, les actionnaires tiquent et se retirent, la revue doit revoir ses ambitions à la baisse et finit par disparaître. Vingt ans plus tard, c'est L'Impossible qui sort en kiosques. Je me souviens de Marie-Dominique Arrighi me disant son émotion après que Michel Butel l'ait contacté et lui ait proposé de participer à cette aventure nouvelle qui était encore en chantier. Elle n'aura pu le faire, mais je suis sûr qu'en caresser l'idée aura illuminé ses derniers mois.

mercredi 24 juillet 2013

1990

Eh bien ça y est, j'ai maintenant une adresse "e-mail" : flandrin@frensl61.bitnet :-) (Je rajoute un smiley mais, les "émoticônes", ce sera pour plus tard.) Je rejoins ainsi le club encore un peu fermé des happy few qui, dans les réunions et les rencontres, faisaient se sentir ploucs leurs interlocuteurs pas encore connectés ("—T'as une adresse email ? — Une adresse quoi ? — Ben, une adresse de courrier électronique… — Ah ! Euh, non…"). Il ne faudra pas longtemps pour que ce soit la déferlante et que l'on ne puisse plus voir écrit le mot "émail" dans un texte quelconque sans penser "email" (ou "courriel", comme on dit Quai Conti). On recevait alors assez peu de messages, il faut bien le reconnaître, mais avec l'avantage de ne pas encore être la victime quotidienne de spams (les "pourriels"). Par sécurité, et je sais que je ne suis pas le seul, j'imprimais et je gardais une trace écrite de tout ou presque (on ne sait jamais), tout comme dans les premiers temps des exposés par vidéo-projection, je continuerais à partir avec dans ma valise une copie sur des transparents comme au bon vieux temps (la difficulté aujourd'hui, ce serait de trouver à l'arrivée un rétro-projecteur…). Il faudra encore attendre un peu pour que le web prenne son essor, laissant derrière lui, dans le cimetière des balbutiements, des noms aujourd'hui oubliés comme Mosaic, Netscape, Gopher ou Altavista. Je serais bien incapable de dire quel était le premier email que j'ai envoyé, mais je parierais volontiers pour un message à moi-même avec "essai" comme titre…

mardi 23 juillet 2013

1989

Le compartiment est raccord avec l'image que l'on se fait d'un train "de l'Est", mais il s'égaye un peu alors qu'il commence à faire beau lorsqu'on s'approche de Berlin. En ce mois de septembre 1981, je reviens avec F. d'un court voyage en Pologne, à l'heure où Jaruzelski prépare sa reprise en main du pays, la clé à mollette de l'URSS toujours prête à resserrer les boulons. Pour nous, Berlin-Est n'est qu'une étape obligée, l'endroit où, à l'arrivée à la gare en cul-de-sac, nous pourrons prendre la sortie réservée aux étrangers en transit et aux heureux possesseurs de visa, direction Berlin-Ouest. Pour les jeunes assis en face de nous, Berlin-Est c'est le terminus, l'endroit où ils se rendent pour travailler en venant de leur grande banlieue, et la sortie qu'ils devront prendre ce sera l'autre. Au gré d'une conversation minimale, il flotte dans l'air un sentiment de fatalisme éternel, l'évidence qu'il en sera ainsi pour toujours, que jamais — ou peut-être à de rares exceptions — ils ne pourront aller de l'autre côté, avec chez nous, inavoué, le confort un peu lâche de penser que c'est bien triste mais que c'est comme ça et qu'on n'en pourra rien changer. Et du mur qui tombe en 1989, ce que l'on  retiendra sera autant le regret un peu honteux d'avoir pu le croire indestructible que la joie de le voir tomber.

lundi 22 juillet 2013

1987/1988

Boston (Massachusetts), été 1987

Comme chaque jour depuis presque deux semaines, j'essaie de laisser remonter à la surface de ma mémoire ce qui spontanément s'attache à l'année mise sur la sellette. Mais aujourd'hui, pour 1987 et même 1988, pas grand-chose d'un tant soit peu "universel", plutôt des I remember personnels à la Joe Brainard que des Je me souviens de mémoire collective à la Georges Perec. Quelques vagues impressions de conflits qui n'en finissent pas, Iran-Irak, Liban, des frémissements insistants à l'Est entre glasnost et perestroïka, Wall Street qui dégringole, des escarmouches politiciennes ("Dans les yeux je le conteste")… il serait dans doute facile d'aller vérifier tout cela mais je n'en ai pas trop envie. Pour 1987, je revois plutôt un été américain, campus entre bois et océan sur la côte Est, de temps en temps un passage à Boston, la foule qui va et vient un gobelet à la main, T-shirts et costumes mélangés, les executive women allant au travail d'un pas décidé, en tailleur chic mais en chaussettes et grosses baskets, leurs escarpins dans leur sac à main, les cafés-librairies ouverts tard, les brunchs du week-end, la Ford Mustang que l'on nous a prêtée consommant plus d'huile que d'essence, les malls et les food-courts, les restos sans alcool où l'on apporte sa bouteille achetée dans le liquor store juste en face, soigneusement enveloppée de papier kraft, le soir qui tombe sur Cape Cod où, on a beau dire, les phares et les stations-service ressemblent étrangement à des toiles d'Hopper. L'année suivante, c'est l'image d'un bout de printemps new-yorkais qui s'invite, un Matisse au MoMa un jour de pluie, un passage à NYU en rêvant de rester un an au Courant Institute sur Washington Square, les galeries de SoHo juste à côté, entre minimalisme et hyperréalisme — gratte-ciels en reflets de Richard Estes et petites culottes de John Kacere —, les vendeuses qui sortent pour fumer et qui, mini-jupe et talons hauts, arpentent le macadam avec des airs de Julia Roberts dans Pretty Woman, le ferry pour Staten Island et le téléphérique pour Roosevelt Island en pensant à Depardon, Wall Street toujours vivant et le downtown à l'ombre des tours jumelles. Et puis enfin, jumelles pour jumelles, c'est l'arrivée à la fin de l'été 1988 de L. et M. qui, pour leurs 18 ans, hériteront des Libé de chacun (ou presque) des jours anniversaires successifs de leur naissance ! Déjà des souvenirs en (re)construction…

dimanche 21 juillet 2013

1986

La France découvre la cohabitation, le libéralisme prend ses aises et s'affiche. On vante la "gagne", la réussite individuelle, on en fait des émissions de télé publique affichant l'Ambition comme nouvelle valeur, avec Bernard T. en bateleur. Pourquoi l'Université serait-elle en reste ? Là aussi, l'horizon qui se profile avec le nouveau projet de loi a pour mots-clés "autonomie", "mise en compétition", "sélection". Les campus et les lycées entrent en ébullition et, de manifestation en cortège, l'automne est chaud, jusqu'à ce 5 décembre où le climat se glace, ce soir où Malik O. aura eu le mauvais goût d'être sur la trajectoire des "voltigeurs" à moto qui quadrillent Paris à la dispersion de la manifestation grand format venant de se terminer aux Invalides. Dans la foule ce jour-là, un certain Alain P. photographie, je l'aurais peut-être croisé sans le savoir… Le lendemain, c'est Alain D. qui démissionne.