samedi 19 juillet 2014

GAS FOOD LODGING



Californie, 1993

La carte routière ne s'embarrasse pas de certaines considérations pratiques ni ne varie au gré des contingences du moment. La carte, que l'on a dépliée/repliée pour le trajet du jour et que l'on garde à portée de regard sur le siège avant, marque une simple ligne qui file droit dans le mur d'une barre montagneuse avant de serpenter pour la franchir, de redescendre dans la vallée de l'autre côté et de glisser vers l'Océan. Mais la carte (du moins en cette époque déconnectée, pré-internet et pré-GPS, qui nous paraît aujourd'hui si lointaine) ne dit pas grand-chose des bords de route, de l'ouverture des commerces, des rencontres de passage et de la météo. Alors quand — venant des déserts de l'Est et traversant cette plaine sans fin sur un fond de bande FM sautant d'une station locale à l'autre — on se cale sans effort sur un rythme de croisière dont on a l'impression qu'on ne se départira pas avant plusieurs heures, c'est dans la route elle-même qu'on s'installe en une avancée comme en roue libre, méthodique et ronronnante, ponctuée à des intervalles de plus en plus espacés d'intersections dont on se convainc qu'elle ne sont pas fantômes au prétexte d'un sandwich ou d'un café dans une de ces épiceries-bar à tout-faire où l'on s'arrête en étant assuré d'être longuement dévisagé, en une jauge lente, dans le silence qui se fait sans faute dès que l'on en pousse la porte grillagée. Et c'est quand on est reparti depuis longtemps déjà que l'on s'inquiète tout à coup de devoir s'arrêter de nouveau pour trouver de l'essence, mais la route semble alors n'être plus la même. La scansion régulière des pompes perdues dans des localités improbables s'est interrompue sans crier gare, remplacée par des panneaux annonçant la prochaine station-service à une distance que l'on n'est pas sûr de pouvoir franchir, pas plus qu'on n'a idée de celle qu'il faudrait parcourir si l'on pensait préférable de rebrousser chemin. Si les montagnes qui s'approchent accélèrent la tombée du jour en interceptant les rayons du soleil couchant, l'obscurité a décidé de prendre de l'avance différemment encore, amplifiée par un ciel devenu noir en quelques minutes, prélude à un orage king size. En écho dérisoire à l'aveuglement fugitif de chaque croisement, les pleins phares peinent à trouer les gerbes d'eau que soulèvent les camions que l'on frôle. Pluie qui redouble, rideau devenant infranchissable, visibilité réduite à quelques mètres, on s'arrête en urgence sur un bas-côté transformé en lac. De l'autre côté de la route devenue torrent, un truck de road-movie fait de même, tous feux allumés et moteur au ralenti. Lorsque le déluge aura passé son chemin, on trouvera, dans la mini-fraternité de cette double attente silencieuse, partagée dans le fracas alentour, une légitimité naturelle à s'enquérir de l'au-delà de la route. Oui, il y a bien une station-service dans quelques dizaines de miles, elle est encore un peu loin mais elle est ouverte. C'est jouable, on l'atteindra à l'orée de la nuit. On pourra alors envisager avec sérénité de se poser la question d'où dormir.

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