mardi 22 décembre 2009

Chambres d'hôtel (24)

Canton, avril 1986

Au début, on croit que c'est un souvenir comme un autre, une chambre d'hôtel de plus dont a retrouvé la trace en se baladant dans des boîtes d'archives. On revoit vaguement la chambre elle-même et la photo nous remémore son côté spartiate, avec la toute petite table de travail et la chaise de bureau — skaï et pieds grêles — qui toutes deux s'accordent au lit que l'on ne voit pas, mais qui était de fer et étroit. Et puis, un zoom arrière mental renvoie à la Guest House du South China Institute of Technology dans son entier, bizarrement posée à deux pas d'un étang infesté de moustiques en un coin reculé du campus. Et comme naturellement, on se souvient par enchaînement que, l'hôtel étant réservé aux étrangers alors encore peu nombreux à se rendre en Chine, nous ne sommes le premier soir que deux à partager une salle à manger faite pour cinquante. Conversation d'exilés temporaires, échange de civilités et, de fil en aiguille, la confidence faite à cet inconnu que tu es enceinte. Mais cet enfant que tu portais alors, nous ne le connaîtrons jamais, et cela je ne le sais évidemment pas encore. Et il suffit ainsi d'une image factuelle, un peu pauvre, pour que remonte aujourd'hui à ma mémoire le flux de réalité soudainement plus concrète attachée ce jour-là à cette évocation par le fait même de l'énoncer et qui, peu à peu, la douleur apaisée, se fera de nouveau progressivement abstraite et glissera vers toujours plus d'oubli au fil du temps.
Pourquoi y repenser maintenant ? Peut-être pour avoir réalisé que, à côté de la série des "chambres d'hôtel", le thème poursuivi en parallèle des "photos que l'on aurait pu prendre" est sans doute aussi une façon d'aller du côté des "chemins que l'on aurait pu suivre" et des "vies que l'on aurait pu avoir". Et que, comme pour les photos prises pendant toute une existence qui, tous temps de pose cumulés, ne représentent guère que quelques minutes tout au plus, c'est beaucoup dans les instants brefs de ses bifurcations qu'une existence s'écrit.

2 commentaires:

  1. Une photo qui embrasse tout. La photographie, le temps, la mémoire, l'oubli jamais définitif.
    Ici tu abordes de front le "personnel" et même "l'intime" et ça n'est pas chose facile... mais impeccable.
    Le dénuement ordonné de cette chambre, la fragilité du mobilier présenté renforcent, pour moi, ces absences conjuguées, au moment de la prise de vue et puis ensuite.

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  2. J'ignore si vous souhaitez que ce billet soit commenté tant vous y dévoiler d'intime.Aujourd'hui, vous ne vous adressez pas à nous, les presque anonymes, les inconnus que nous sommes et qui peut-être jamais ne se rencontreront,ces lecteurs virtuels. Non aujourd'hui il me semble que vous n'écrivez que pour cette femme qui partage votre vie, vos bonheur et vos souffrance et je me pose cette question de l'indécence à commenter.Mais je tiens à vous dire combien j'approuve la dernière phrase de votre texte.

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