mardi 1 avril 2014

Photos que l'on aurait pu prendre (25)


S'il y a une chose difficile à faire à vélo, c'est photographier, mais on peut regarder tout en pédalant et il n'est pas nécessaire de fixer les images qui s'offrent à notre passage.
Heure d'été et retour des premiers beaux jours, les quais bruissent de promeneurs qui, vaquant en lui tournant le dos et sans se soucier le moins du monde de son arrivée silencieuse, sont autant d'obstacles pour le cycliste. Et ces silhouettes dont on redoute l'écart soudain, ces nuques qui nous ignorent, on se prend à les voir différemment de si l'on était piéton, d'une façon à la fois plus fugitive car on les a vite dépassées, mais aussi plus attentive car on en guette le mouvement imprévisible, la bifurcation toujours possible. Alors parfois, cette observation nécessaire nous emmène ailleurs, la démarche d'un inconnu nous en rappelle une autre, souvenirs de temps anciens offrant en partage une même inclinaison de la tête, un chaloupé identique ou un balancement semblable des bras. Aujourd'hui, c'est Jean G. que j'ai cru revoir ainsi, le désordre de ses cheveux longs entourant sa calvitie naissante, et jusqu'à l'effervescence de ses favoris touffus — quelque chose d'un Gilles Vigneault —, barbe toujours de trois jours, début des années 80... Jean est parti depuis longtemps et, "le" doublant aussi rapidement qu'il m'était apparu, le sourire pointu qui était instantanément revenu à ma mémoire n'était bien sûr pas au rendez-vous. Son apparition s'est vite évanouie, mais avec elle un relais oublié depuis longtemps s'est remis en place, convoquant d'autres fantômes qui à leur tour... Et dans cette collision de temps si différents, il y avait quelque chose qui dissociait l'instant présent de l'espace où je filais en roue libre. Sur les pelouses où des groupes s'étaient assis, je voyais des guitares et des canettes et des chiens mais je n'entendais rien. Il y avait un peu partout des vélos, des poussettes, des passants, mais mon regard ne s'accrochait plus à grand-chose. Un fil jaune vif était tendu entre deux arbres, sur lequel une fille s'essayait à marcher. On aurait dit un film muet.

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