mardi 16 juillet 2013

1981

pour MH

Que pouvaient-ils imaginer ces deux-là, quand ils s'étaient vraiment rencontrés pour la première fois il y a un peu plus de trente ans ? Au prétexte d'un ami commun, ils avaient commencé à la pause une conversation qu'ils avaient continuée à la fin du cours, se glissant ensemble dans la nuit de novembre qui commençait à tomber. Les Français venaient de voter pour "changer la vie", mais la ville sortait encore à peine des années 70. Le silence du centre historique n'était troublé de temps en temps que par le bruit métallique d'une 2CV ou d'une Ami6, un crescendo-descrescendo qui leur faisait un bout de chemin dans les rues désertes et pas encore piétonnes qu'ils empruntaient. S'ils avaient quelques habitudes dans les deux cafés les plus proches de la cathédrale, c'était dans la journée, et ceux-ci étaient fermés à cette heure-ci. Ils avisèrent une lumière, la seule, de l'autre côté de la place et, en pensant intérieurement que c'était finalement mieux ainsi, ils se réfugièrent dans la neutralité de ce bistrot où il n'étaient jamais allés, une petite salle cubique au décor fait de bois, de skaï et de néon où quelques clients traînaient encore au comptoir, dans une ambiance que l'on aurait pu croire sortie d'un film de Tavernier, patron compris. Et alors ils commencèrent à parler, se cherchant à tâtons avec la maladresse des débuts, se raccrochant à ce qui les rapprochaient et tendant des perches vers des ailleurs qui pourraient, qui sait, devenir des futurs. Et ce qu'ils ne savaient pas et ne pouvaient pas savoir, c'est qu'ils venaient ici, sur ces banquettes anonymes et inconnues, d'appuyer sur le petit bouton "marche" le plus important de leur histoire, que quelque chose s'était mis en place et que la plupart des bifurcations dont sont faites nos existences, ils les prendraient ensemble. Une porte s'était ouverte sans qu'ils le sachent et, si rien bien sûr n'était écrit, en germe et en vrac se profilaient, dans les premiers mots et les premiers regards qu'ils échangeaient, le pêle-mêle de leurs espoirs partagés et des souvenirs de leurs vies à venir, jusqu'aux albums de photos qu'ils feuilletteraient un jour avec leurs enfants. Mais les cafés ont des horaires et il fallut sortir. Dehors, il avait commencé à pleuvoir et leur conversation, d'abord poursuivie juste devant le rideau de fer maintenant baissé, à l'abri incertain d'une toile battue par le vent, ils la prolongèrent dans l'encoignure du porche d'entrée voisin. Puis vint le temps de se séparer et, comme dans la chanson, ils s'en allèrent par deux chemins contraires, remontant chacun sur leur colline. Mercredi glissait doucement vers jeudi. Ils se reverraient samedi.

1 commentaire:

  1. ... C'est un beau roman...C'est une belle histoire!...
    Bravo!

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