Tromsø, décembre 2003
1. Arrivé tard, déposé par un taxi ne m'offrant comme première vue de la ville qu'un enchaînement de ponts et de tunnels. Lobby désert, restaurant fermé, la chambre m'attend fenêtre grande ouverte. La neige reflète les lueurs de l'hôtel et se perd dans la forêt toute proche.
2. Onze heures du matin. Le soleil est sous l'horizon depuis plusieurs semaines et ne se montrera pas avant au moins un mois. Pendant quelques heures, une clarté hésitante et un peu irréelle, faite de rougeoiements dans le ciel et d'ombres diffuses, donne l'illusion d'un jour qui va se lever. Mais c'est très vite le retour à l'obscurité, la nuit noire dès le début de l'après-midi.
3. On m'explique que l'on ne s'installe pas vraiment ici. Soit on y est né — on y a toujours vécu ou on y revient —, soit on vient d'ailleurs (pour le travail ou l'amour), on tient quelque temps et on repart.
4. Le premier soir, repas de Noël du labo, salle comble (réservation faite des mois à l'avance, me dit-on), queue interminable au buffet pour du lutefisk élastique et des légumes à l'eau. Très cher (sans doute aussi l'akvavit ?).
5. Comme on emporte partout sous ses pieds la neige épaisse qui recouvre les allées et les jardins, on apprend sur le tas qu'il faut toujours avoir avec soi des chaussures légères pour remplacer ses croquenots tout-terrain lorsqu'on est invité chez quelqu'un. Sas entre la porte d'entrée et le salon, petit banc pour le confort. Dehors la nuit, le froid humide et la gadoue, dedans les planchers blonds, la lumière à profusion et la chaleur des maisons trop bien isolées.
6. Des enfants qui font seuls de la luge par ce qui, même si l'on n'est qu'en fin d'après-midi, ressemble à une nuit profonde. Une voiture glissant silencieuse et tous feux allumés sur un quai où est arrimé un bateau russe d'où proviennent des éclats de voix hachés par le vent qui les disperse. Soupçon d'angoisse sourde, parfum trouble de polar, de crimes inexpliqués ou en attente.
7. L'étonnement est aux coins des caisses-enregistreuses. Dans les supermarchés où l'on se réfugie pour échapper quelques instants au vent qui balaie les rues désertes, on trouve des succédanés de caviar et de champagne aux étiquettes criardes, vendus moins chers qu'un bigmac-coca dans le MacDo d'à côté.
8. La soutenance de thèse aura duré tout l'après-midi, mais ce sont surtout les aiguilles des horloges qui en témoignent. Sensation étrange d'un temps distendu en voyant par les fenêtres les étoiles briller sur un ciel d'encre.
9. Les tables de la salle de réunion de l'Observatoire ont été poussées contre les murs. Le frigo ne suffit pas à contenir les caisses de bière qui s'empilent à côté (y en a-t-il d'autres sur le balcon ?) et une sono — simple ghetto blaster mais aux dimensions généreuses — a été installée en équilibre précaire sur deux tabourets. Le décor attend l'after.
10. La réception offerte par le nouveau docteur est dans une salle des fêtes excentrée. Il est d'usage (ce qui veut dire obligatoire) de s'habiller chic. Dans leurs costumes-cravates sombres, les garçons ressemblent à ceux que l'on croise par grappes dans les villes de province les jours de concours d'entrée aux écoles de commerce. Perchées sur des talons trop hauts, les filles que l'on avait quittées au sortir de l'amphithéatre en survêtement, anorak et moonboots ont la beauté un peu factice de leur maquillage appliqué et de leurs jupes courtes, bouffantes ou fluo. C'est la soirée sage, les professeurs et les parents sont là pour quelques heures. Ensuite, ce sera le retour au campus, et jamais l'expression "la nuit est jeune" n'a semblé plus appropriée.
11. On pourrait croire qu'on s'y habitue et qu'on en devient blasé, mais non. Il a suffi d'une vague de bouche à oreille se propageant dans la salle de danse pour que celle-ci se vide au fur à mesure, tous sortants sur le parking pour admirer le déploiement d'une aurore boréale de belle facture (il était temps, je pars le lendemain…). Quelques cigarettes grillées jouent les lucioles. Les filles aux épaules nues grelottent un peu et se balancent d'un pied sur l'autre pour se réchauffer.
12. L'aéroport est recouvert d'une neige obstinée dont la chute ténue mais continue retarde tous les vols. L'attente sur le tarmac s'éternise, des camions se relaient pour projeter sur la carlingue des appareils cloués au sol des flots d'antigel que l'on voit couler en boue épaisse sur les hublots. Il ne faudra pas compter sur la correspondance à Stockholm.
Rédigé sous forme de notes numérotées un récit prend toujours une autre dimension; il s'inscrit dans un autre temps, un autre territoire, intimes et pourtant ouverts à l'autre, presque pour l'autre en une forme de dialogue, d'écoute. Il prend aussi un autre poids, une légèreté, une chose "presque" sans importance, laissée là pour qui le lira, voudra connaître ces impressions. Bref, est-ce le fait de la numérotation, des courts paragraphes qu'elle signale et ordonne, peu importe, l'écrit revient à l'essentiel.
RépondreSupprimerJ'ai aimé autant tes souvenirs numérotés que les photographies de cet autre territoire.
Le texte est le hors champ des images, il vit sa vie… les images aussi.
RépondreSupprimerJ'ai même entendu les russes.
J'apprécie beaucoup le texte, dans ses douze tranches, très convainquant dans son rendu de la perception distordue du temps. Je me pose un peu la question des photos, qui les trois ensemble me racontent quelque chose d'un peu différent. En l'occurrence une désolation beaucoup plus forte que celle restituée par le texte, lui beaucoup plus "peuplé" et en ça plus vivant (la noirceur de la nuit y semble moins lourde). J'aurais envie de voir aussi les autres photos, celles du supermarché, de la réception. Mais je comprend que cela puisse aussi tourner au documentaire, ce qui n'est pas le propos. As-tu essayé de positionner les photos différemment, par exemple au sein du texte ?
RépondreSupprimer@Cédric
RépondreSupprimerJe m'étais posé la question d'intercaler les photos dans le texte, et puis finalement je ne l'ai pas fait parce que, comme tu le dis, elles ne sont pas tout à fait des illustrations (sauf la deuxième), et que le billet a grossi un peu tout seul, sur un mode subjectif et sans qu'il y ait au départ une intention délibérée de documentaire. Pour les perceptions différentes via les images et le texte, oui sans doute, mais j'y vois surtout la conséquence assez logique d'une pratique plutôt solitaire de la photographie, de fait assez largement déconnectée des activités sociales m'ayant conduit là-bas. Et donc, rien à voir ni du supermarché ni de la réception, désolé...