Rhyolite Ghost Town (Nevada),
mars 2008
On trouve parfois, dans de petites villes, des musées de pas grand-chose où l'on expose des objets du quotidien, des témoins plus ou moins anciens de vies d'avant, des instruments et des outils dont on ne sait pourquoi ils ont un jour cessé de vivre leurs vies d'instruments ou d'outils et qui, après des années de purgatoire entre abandon et oubli, finissent inactifs dans une vitrine. C'est particulièrement vrai dans des endroits où l'histoire est encore à peine sèche, et j'ai le souvenir de micro-musées dans des villes-fantôme désertées, de pelles et de pioches de la ruée vers l'or, de fourchettes et de couteaux d'aventuriers, de ciseaux dorés, de lunettes cerclées aux branches souples, d'encriers. Et ces objets du quotidien ont une force qui n'est pas tant celle de la différence (ce qu'était la vie en ces temps-là) que, paradoxalement, celle de la ressemblance. Ils nous disent quelque chose d'époques révolues mais, en même temps, on se dit que l'on pourrait se les approprier et en faire usage de même manière. De façon plus troublante encore, si l'on quitte les rivages du quotidien et du passé proche pour s'enfoncer dans la noble admiration des trésors de grands musées — nous renvoyant par exemple en Égypte ancienne ou en Mésopotamie —, c'est le même sentiment que l'on se surprend à avoir face, non pas sans doute aux habits d'apparat, mais plus sûrement à une assiette, un gobelet ou un bijou dont la forme, la matière et les motifs pourraient souvent être d'aujourd'hui. Des siècles ont passé mais, par-delà des variations passagères, fugitives qu'ils ont pu laissé se développer ici ou là, il y a comme un invariant qui perdure obstinément.
Si j'y repense aujourd'hui, c'est parce qu'en page 80 de Sunset Park (Actes Sud, 2011), je viens de lire sous la plume de Paul Auster (quoique je doute qu'il en utilise encore une, mais qui sait ?) cette réflexion d'une exacte même nature : "Un après-midi, alors qu'il feuilletait un livre illustré sur les manuscrits de la Mer Morte, il était tombé sur des photographies d'objets qui avaient été déterrés avec les parchemins : des assiettes et des ustensiles de table, des paniers en osier, des casseroles, des cruches — le tout en parfait état. Il avait étudié ces objets pendant plusieurs instants sans bien comprendre pourquoi il les trouvait si fascinants, et puis, quelques minutes plus tard, ça lui était enfin venu. Les motifs qui décoraient les plats étaient identiques à ceux qu'on voyait sur la vaisselle dans la vitrine du magasin en face de son appartement. Les paniers en osier étaient identiques à ceux que des millions d'Européens utilisent aujourd'hui pour faire leurs courses. Ces objets, sur les photos, dataient de deux mille ans, et pourtant ils avaient l'air absolument neufs, absolument contemporains. Telle fut la révélation qui modifia son idée du temps humain : si un individu d'il y a deux mille ans, vivant dans un lointain avant-poste de l'Empire romain, pouvait créer un objet ménager parfaitement similaire à un objet ménager d'aujourd'hui, comment l'esprit ou l'être intérieur de cette personne pouvaient-ils être différents du sien ?".
Et si, lorsqu'on va dans des musées, lorsqu'on regarde des tableaux, des dessins, des photographies, c'était aussi cette ressemblance que l'on cherchait ? Les regards que l'on croise ont traversé les ans mais ils ne sont pas davantage d'alors que de maintenant. Échange à double sens, on se raccroche à une familiarité dans l'ailleurs tout autant que l'on voit en retour ce qui nous entoure avec d'autres yeux. Le célèbre portrait que Henri Cartier-Bresson a fait de Truman Capote en 1947 a indéniablement un parfum de contemporéanité et il nous trouble précisément par son absolue modernité, et donc finalement par son intemporalité. Et avec lui, combien d'autres, plus anonymes ? C'est un peu le miroir de l'impression habituellement inverse, celle par laquelle on croit retrouver une ambiance autre ou ancienne, dûment signée, dans notre environnement (*).
Troquant une fois de plus le temps pour l'espace, en va-t-il autrement du voyage ?
(*) Conversation surprise au café il y a quelques semaines, trois femmes de quarante ans à un rendez-vous de 10 heures, papotages entre enfants, courses et vacances. La première : "Oh, il faut que je vous montre quelque chose". Elle sort son smartphone et présente une image. Les deux autres, s'esclaffant : "Maintenant, tu photographies ta télé ?". La première, comme touchée par la révélation : "Je n'ai pas pu résister, on aurait tellement dit un Hopper !".
mars 2008
On trouve parfois, dans de petites villes, des musées de pas grand-chose où l'on expose des objets du quotidien, des témoins plus ou moins anciens de vies d'avant, des instruments et des outils dont on ne sait pourquoi ils ont un jour cessé de vivre leurs vies d'instruments ou d'outils et qui, après des années de purgatoire entre abandon et oubli, finissent inactifs dans une vitrine. C'est particulièrement vrai dans des endroits où l'histoire est encore à peine sèche, et j'ai le souvenir de micro-musées dans des villes-fantôme désertées, de pelles et de pioches de la ruée vers l'or, de fourchettes et de couteaux d'aventuriers, de ciseaux dorés, de lunettes cerclées aux branches souples, d'encriers. Et ces objets du quotidien ont une force qui n'est pas tant celle de la différence (ce qu'était la vie en ces temps-là) que, paradoxalement, celle de la ressemblance. Ils nous disent quelque chose d'époques révolues mais, en même temps, on se dit que l'on pourrait se les approprier et en faire usage de même manière. De façon plus troublante encore, si l'on quitte les rivages du quotidien et du passé proche pour s'enfoncer dans la noble admiration des trésors de grands musées — nous renvoyant par exemple en Égypte ancienne ou en Mésopotamie —, c'est le même sentiment que l'on se surprend à avoir face, non pas sans doute aux habits d'apparat, mais plus sûrement à une assiette, un gobelet ou un bijou dont la forme, la matière et les motifs pourraient souvent être d'aujourd'hui. Des siècles ont passé mais, par-delà des variations passagères, fugitives qu'ils ont pu laissé se développer ici ou là, il y a comme un invariant qui perdure obstinément.
Si j'y repense aujourd'hui, c'est parce qu'en page 80 de Sunset Park (Actes Sud, 2011), je viens de lire sous la plume de Paul Auster (quoique je doute qu'il en utilise encore une, mais qui sait ?) cette réflexion d'une exacte même nature : "Un après-midi, alors qu'il feuilletait un livre illustré sur les manuscrits de la Mer Morte, il était tombé sur des photographies d'objets qui avaient été déterrés avec les parchemins : des assiettes et des ustensiles de table, des paniers en osier, des casseroles, des cruches — le tout en parfait état. Il avait étudié ces objets pendant plusieurs instants sans bien comprendre pourquoi il les trouvait si fascinants, et puis, quelques minutes plus tard, ça lui était enfin venu. Les motifs qui décoraient les plats étaient identiques à ceux qu'on voyait sur la vaisselle dans la vitrine du magasin en face de son appartement. Les paniers en osier étaient identiques à ceux que des millions d'Européens utilisent aujourd'hui pour faire leurs courses. Ces objets, sur les photos, dataient de deux mille ans, et pourtant ils avaient l'air absolument neufs, absolument contemporains. Telle fut la révélation qui modifia son idée du temps humain : si un individu d'il y a deux mille ans, vivant dans un lointain avant-poste de l'Empire romain, pouvait créer un objet ménager parfaitement similaire à un objet ménager d'aujourd'hui, comment l'esprit ou l'être intérieur de cette personne pouvaient-ils être différents du sien ?".
Et si, lorsqu'on va dans des musées, lorsqu'on regarde des tableaux, des dessins, des photographies, c'était aussi cette ressemblance que l'on cherchait ? Les regards que l'on croise ont traversé les ans mais ils ne sont pas davantage d'alors que de maintenant. Échange à double sens, on se raccroche à une familiarité dans l'ailleurs tout autant que l'on voit en retour ce qui nous entoure avec d'autres yeux. Le célèbre portrait que Henri Cartier-Bresson a fait de Truman Capote en 1947 a indéniablement un parfum de contemporéanité et il nous trouble précisément par son absolue modernité, et donc finalement par son intemporalité. Et avec lui, combien d'autres, plus anonymes ? C'est un peu le miroir de l'impression habituellement inverse, celle par laquelle on croit retrouver une ambiance autre ou ancienne, dûment signée, dans notre environnement (*).
Troquant une fois de plus le temps pour l'espace, en va-t-il autrement du voyage ?
© Henri Cartier-Bresson, 1947
(*) Conversation surprise au café il y a quelques semaines, trois femmes de quarante ans à un rendez-vous de 10 heures, papotages entre enfants, courses et vacances. La première : "Oh, il faut que je vous montre quelque chose". Elle sort son smartphone et présente une image. Les deux autres, s'esclaffant : "Maintenant, tu photographies ta télé ?". La première, comme touchée par la révélation : "Je n'ai pas pu résister, on aurait tellement dit un Hopper !".
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