Beijing Friendship Hotel,
Pékin (Chine), 23 mars 2015
J’ai retrouvé le
Beijing Friendship Hotel, cet
Hôtel de l’Amitié (« Youyi Binnguan ») où j’avais logé en 1986 et qui était alors un des rares établissements de la capitale autorisé à recevoir des étrangers. Les révolutions passent et tout se recycle. L’ensemble imposant, qui occupe tout un quartier en distribuant ses bâtiments dans un parc, servait dans les années 50 à accueillir les grands frères soviétiques, dignitaires, ingénieurs et techniciens qui venaient aider à la construction du pays en marche. Un coup de froid sino-soviétique et les hôtes historiques sont partis avant que d’autres ne viennent d’ailleurs, ouverture à l’ouest et début d’un
business model un peu particulier. Et puis, pour toute populaire et communiste que la république se revendique, un vent de révolution libérale a soufflé, faisant aujourd’hui de l’hôtel un des plus luxueux de Pékin. Une chose demeure : l’accès en reste toujours inimaginable à la plupart des habitants du pays.
Beijing Friendship Hotel,
Pékin (Chine), avril 1986
Il est toujours difficile, à trente ans de distance ou presque, de faire la part de ce qui a changé ou pas. Une photo d’alors tend à montrer que l’hôtel avait une entrée somme toute très simple, là où ce sont maintenant guérites, barrières et rampes d’accès pour limousines, avec en prime des chasseurs en livrée à l’entrée des portes-tambour. Ce que la photo ne montre pas, c’est le contre-champ fait aujourd’hui d’une double avenue couverte d’une autoroute aérienne au trafic bourdonnant, là où la circulation n’était autrefois que de vélos et où, traversant cette même avenue — mais sans doute a-t-elle été élargie, allez vous y retrouver avec ces immeubles champignons qui, à l’évidence, n’étaient pas là —, on trouvait quelques échoppes dans lesquelles (mais j’en ai déjà parlé
ici) on était dévisagés et suivis dans le moindre de ses gestes. Bazars, quincailleries, papeteries, il y avait même un tailleur où M. avait réussi à se faire confectionner un costume sur mesure le temps de son court séjour !
Tout a dû être refait dans l’hôtel, et l’impression d’y retrouver quand même des traces de ce qu’on y avait connu donne un sentiment d’étrangeté dès l’entrée dans le hall. Le marbre du sol est trop brillant et trop clinquant pour ne pas être récent, comme à gauche la distribution d’une série de boxes pour agences de voyages et, à droite, un
Bar Milano affichant les attributs incontournables d’un chic international passe-partout — on peut sûrement s’y faire servir des salades avec pignons et roquette, et l’espresso doit être à 6 euros…
Rien n’est plus pareil mais un je-ne-sais-quoi fait affleurer à ma mémoire l’image un peu floue d’un espace obscur aux vitrines austères où moyennant devises (et devises seulement, il y avait alors deux monnaies distinctes, non interchangeables, une pour les nationaux et une pour les étrangers, mais il fallait payer en dollars dans les magasins officiels), on pouvait ici même se procurer quelques souvenirs sans imagination. Et de ce tiroir entrouvert remontent aussi des images du bar attenant proposant bière, whisky ou Fanta local au jaune flamboyant, flashes fugitifs entraînant dans leur sillage des éclats de rencontres de passage avec des étudiants qui logeaient à l’année dans un des bâtiments voisins, un canadien égaré, un africain me disant combien il était dur ici d’avoir la peau noire, plus encore qu’à Moscou d’où il venait.
Beijing Friendship Hotel,
Pékin (Chine), 23 mars 2015
Client potentiel après tout, je m’enquiers auprès de la réception d’une brochure, d’un dépliant, de quelque chose qui m’en dirait davantage sur l’intérieur de l’hôtel, ses chambres, ses salons. Les préposés, qui n’étaient sûrement pas nés lorsque je suis venu ici pour la première fois, sont serviables et pleins de bonne volonté mais, non, il n’ont qu’une carte de visite et un plan d’ensemble à me proposer, il faudra s’en remettre au
site internet pour une exploration (virtuelle) plus complète.
J’aurais bien aimé pousser dans les étages mais, repéré, identifié et sans le sésame d’une clé pour l’ascenseur, je ne peux que m’approcher de la première volée de marche en haut de laquelle s’aligne bizarrement une rangée de fauteuils d’apparat, à croire qu’on viendrait parfois s’y installer pour le spectacle des entrées et des sorties… Ce n’est pas cette fois que je saurais s’il existe encore une chambre 1268 et, si oui, à quoi elle peut bien ressembler, loin du papier-peint à fleurs que je lui ai connu, de sa baignoire immense à la robinetterie de cuivre patiné et de son téléphone rondouillard en bakélite.
Chambre 1268,
Beijing Friendship Hotel,
Pékin (Chine), avril 1986
Si, pour nous rendre à nos réunions de travail, nous arpentions chaque jour des couloirs à moquette épaisse s’ouvrant parfois sur un
coin salon dont les rideaux tirés cachaient l’ouverture en façade, je crois me souvenir que les séances se tenaient au rez-de-chaussée, voire au sous-sol, dans une petite salle attenante à une entrée dont presque tout l’espace était occupé par une longue table couverte d’un feutre aussi vert que celui d’un billard, sur laquelle trônaient fièrement des bouteilles de « vrai » Coca-Cola d’importation à côté de plus classiques thermos de thé à motifs floraux. Alignements symétriques, napperons brodés, fleurs en vases. Toasts et beaux discours, intérêts plus ou moins symétriques des échanges académiques à venir…
Le complexe « Youyi Binguan » (dont le nom sonne un peu comme « Big one », ce qui correspond bien à son immensité !) n’était pas qu’hôtel mais aussi résidence dans ses bâtiments périphériques. Quelques semaines avant mon départ, j’avais rencontré une certaine C. chez un ami à Paris, et le hasard avait voulu que non seulement elle réside usuellement à Pékin en tant que journaliste
free lance (qui pigeait aussi pour une agence du genre
Chine nouvelle (?) et assurait la traduction pour la version française d’un bulletin de propagande qui s’appelait
Pékin informations (??) ou quelque chose d’approchant), mais encore qu’elle habite précisément au
Friendship Hotel.
La retrouver sur place aura donné un tour particulier à ma visite pour les quelques moments de liberté que j’ai pu m’octroyer. Peu de souvenirs précis en fait, mais quelques-uns quand même, les uns se mélangeant sans doute à d’autres plus tard, la tentation étant grande de revenir où l’on est déjà venu, d’avoir l’impression d’en avoir tout oublié ou, au contraire, de croire y retrouver quelque chose qu’on découvre.
Pékin (Chine), avril 1986
C. m’avait trouvé un vélo et je nous revois pédalant un matin très tôt, en direction d’une usine où elle devait se rendre — pour y faire quoi et pourquoi si tôt, mystère… Il faisait encore presque nuit quand nous sommes partis, et je ne sais pas s’il fallait déjà blâmer l’industrie lourde pour sa pollution, mais la ville était ouatée dans un brouillard épais, n’offrant presque à entendre que le bruit grinçant des vélos, parfois le carillon d’une sonnette, plus rarement un bus ou une voiture apparaissant pour disparaître aussitôt (cette même année 1986 où la Chine commençait vraiment à s’ouvrir aux étrangers, la revue
Autrement publiera en avril un numéro sur Pékin sous-titré « immense et calme », et c’était exactement cela, une immensité décourageant la marche et si grande que la foule s’y diluait, glissant parfois en désordre mais le plus souvent sans heurts, quelque chose en fait d’une patinoire géante).
Pékin (Chine), avril 1986
Pédaler, s’arrêter, souvenirs en vrac. Les attroupements qui se forment autour de C. lorsqu’elle interroge ou négocie, la cantine ouvrière aux petits pains farcis cuits à la vapeur où elle m’entraîne et dont je n’aurais pu soupçonner l’existence, les murs de brique grise que l’on longe interminablement, les enfants aux pantalons fendus comme en voit sur une photo de Marc Riboud, les poussettes de bambou, les sacoches en skaï au bras des costumes encore Mao, les ouvriers en pause déjeuner assis sur leurs talons au bord des trottoirs — gamelle de fer blanc et cigarette pensive —, les calligraphies éphémères faites à l’eau avec un pinceau géant sur les dalles des allées et la gymnastique dans les parcs (premier contact avec ces rituels aux déclinaisons parfois surprenantes — comme monter à reculons les escaliers et rampes du Temple du Ciel, lent mouvement qui, arrêté par la photo, lui donne un air trouble d’irréalité — dont je me réjouirai à l’identique quinze plus tard avec M.-H. et qui, aujourd’hui encore, semblent inchangés, comme hors du temps), le sérieux des tireurs de cerfs-volants et du public qui jauge et commente, les lunettes entre « Sartre » et « sécurité sociale », les aventures de Tintin redessinées case par case sur le mauvais papier de petits livres de poche…
Il y a longtemps que j’ai perdu la trace de C.. Avant que je ne reparte, elle m’avait fait cadeau d’un
da-yi, manteau-doudoune kaki à gros boutons et col de fausse fourrure dans lequel les gardes-frontière s’emmitouflent jusqu’aux confins de la Mongolie et que l’on voit encore
porté parfois aujourd’hui par des vétérans semblant ressurgir du passé. Le mien dort aujourd’hui oublié au fond d’un placard après que je ne l’ai que très peu porté, mais en croiser un fortuitement dans la rue a un parfum de madeleine, drôle de symbole pour un temps là-bas arrêté et marqueur ici d’une époque tout autant révolue.
Lyon, 17 avril 2015
Il y a des souvenirs aux contours flous, flottant dans un à peu-près temporel, et d’autres au contraire qui, parce qu’ils sont associés à une période très singulière, renvoient avec netteté à des instants précis de nos vies. On les convoque et c’est comme si on opérait une mise au point sur l’écran de notre passé. Des images peu à peu se forment dans ces nuages que l’on déchiffre, et de plus en plus de choses se mettent en place. On croyait juste mettre en perspective quelques impressions éparses et on se retrouve le nez dans des boîtes de photos et des carnets de dessin, glissant à la frange des moments retrouvés pour aller vers d’autres qui à leur tour nous emmènent un peu plus loin.
Entre globe et hôtel, j’avais
commencé ce blog ici, dans ce quartier nord de Pékin, et j’y retourne aujourd’hui comme si l’aimantation en était naturelle.
La boucle est bouclée, quelle meilleure occasion pour arrêter ?
Beijing Books Building,
Pékin (Chine), 17 mars 2015